Alors qu’il pleut et que le silence règne absolument, je suis allongé sur le canapé pour rédiger une chronique sur l’amour. La pluie et le silence, dans notre monde héliocentré aux bruits vindicatifs, sont comme deux licornes que chevaucherait un dahu.
Je suis en Bretagne, heureux qu’il y ait encore des endroits – comme à Vézelay – où les légendes s’incarnent dans une goutte de pluie, un anorak et sans cacophonie.
Je pense aux deux dernières sonates pour piano de Beethoven où la musique s’éternise dans l’absence de notes. Pauvre Beethoven, l’onanisme rend peut-être sourd chez les imbéciles mais plus sûrement le silence assourdit dans la splendeur du rien muet.
Heureusement que la métempsycose n’existe pas, vous imaginez, Beethoven dans une rame de métro avec ces abrutis, écouteurs sur les oreilles, du Canigou entre elles, grésillant de tout leur être dans l’infinie absurdité d’être un fond sonore, une sorte d’épave à tamtam et guitare électrique.
Nous ne mourrons ni du capitalisme, ni du dérèglement climatique, ni du socialisme : nous mourrons faute de silence. Et en plus, nous ne mourrons pas. Il y a quelques années de cela, j’avais lancé une pétition pour une année du silence qui avait recueilli quinze signatures. Aujourd’hui, je gage que je n’en recueillerais pas plus que Nietzsche a vendu de son vivant de Ainsi parlait Zarathoustra à compte d’auteur.
L’amour donc : s’il est totalement faux de dire qu’il n’y a pas d’amour heureux (que d’âneries racontent les poètes), il est vrai que l’amour est nécessairement silencieux pour être solaire (et hop une autre sottise). La littérature ne renvoie aucune image de l’amour. Il n’y a aucun roman d’amour qui vaille la peine de franchir la seconde page.
Les mots n’adhèrent pas à l’amour, hormis chez les poétesses de Calcutta ou d’Athènes comme Nabanita Debsen qui écrit « Minuit, mi-Gange, ô femme entre deux âges » ou Kiki Dimoula. « Je considère que seuls les mouvements de l’âme sont dignes de devenir écriture », dit Olga Tabatchnikova, poétesse russe : c’est à la fois complètement niais et vrai.
Alors pourquoi l’amour est-il si fade sur une page ? Sûrement parce que la littérature est faite pour ce qui n’existe pas : les cavalcades, la politique, la tromperie, les questions métaphysiques, le sport ou un repas gastronomique. C’est la modestie de l’amour éprouvé qui le rend impubliable.
La littérature, c’est avant tout de la vanité qui pense l’éternité comme une nique faite aux asticots. C’est donc une drôlerie dite par une drôlesse à un clown. Tout ce qui fait l’éclat de l’existence ne peut être transcrit. Verrait-on une promenade dans la baie de Bonporteau, par une exquise journée d’automne, main dans la main avec sa sublime compagne, transformée en morphème ? Un baiser en phonème ? C’est tout bonnement indécent.
Les cheveux caressés d’un enfant ne fournissent aucun chapitre. L’amour ne rend rien, surtout rien aux écrivains, aux frustrés, aux givrés de la scène. La littérature dégorge du poireau vinaigrette, des passions tristes ou des historiettes.
L’amour ne peut être un refuge pour anecdotes. C’est pourquoi seule la littérature adultérine, érotique ou pornographique fait face à l’amour.
Ainsi, ce passage cité par G. Perrault, « … comme Casanova déclare trouver fort belle l’une des actrices et que le maréchal (de Richelieu) lui fait observer qu’elle a de vilaines jambes, le Vénitien, qui manie encore mal le français, se justifie : « de l’examen de la beauté d’une femme, la première chose que j’écarte, ce sont les jambes. »
Si la littérature amoureuse n’existe pas, ce n’est pas une raison pour se passer de littérature, celle des polémiques, du grotesque, de l’outrage, de la beauté de l’inexistence des choses et des êtres.
Quoi qu’il en soit, à l’exception des poètes et d’un ou deux philosophes comme Kierkegaard ou plus récemment Julien Farges avec son Apodicticité, ou l’évidence sans l’adéquation, il faudrait être un pervers polymorphe pour imaginer que le sentiment amoureux n’est pas atrophié dès qu’il est narré car l’amour s’oppose catégoriquement à la narration.
Alors n’hésitez pas à lire des anthologies poétiques sur l’amour – pas La petite anthologie de la poésie amoureuse dans laquelle il n’y a presque aucune femme (un comble) – mais surtout soyez amoureux car ce dont on peut être sûr, c’est qu’il ne restera rien de ce qu’on croit qu’il restera.
Autant embrasser la femme qu’on aime, celle au large sourire et aux yeux rénovant le bleu. Quand les romans auront disparu – ce dernier avatar de la taille du silex –, et que l’amour ne sera plus une abstraction parmi d’autres comme celle de se brosser les dents le matin ou se peigner pour aller au travail, l’amour et l’abstraction pourront coaguler dans une manière d’écriture sans arrière-plan et sans racontars où plus personne ne perdra.
En attendant que ce rêve vaseux se matérialise dans les vitrines similaires des librairies, achetez des roses à votre aimée afin que les généraux ne soient plus les seuls à aimer leurs pétales.
valery molet