Davide Interrante ou le sens du regard — entretien avec le photographe (Vagues de silence)

Si l’approche de la pho­to­gra­phie n’est pas tou­jours la même et dépend du sujet, il n’en demeure pas moins que Davide Inter­rante porte sur les pay­sages, les êtres et les choses un même regard animé d’un sens par­fait de la com­po­si­tion.
Elle pos­sède tou­jours une charge rare qui le rap­proche des plus grands pho­to­graphes et cinéastes. L’artiste a su apprendre des “Anciens” tout en se libé­rant de leurs traces. Ses pho­to­gra­phies per­mettent d’accéder aux hori­zons per­dus de l’être où l’éloignement de l’évidence plas­tique fait le jeu d’une proxi­mité plus inté­res­sante.
Elle per­met d’atteindre les choses ou le néant que se cache der­rière. Le corps devient par­tie pre­nante d’un décor bou­le­versé et le pay­sage devient une par­tie de l’être jusqu’à sou­li­gner sa fra­gi­lité irré­ver­sible et la beauté mar­mo­réenne quoique vivante des paysages.

 Entretien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Mon fils, ma femme. Le fait de savoir que je suis néces­saire pour quelqu’un ou pour quelque chose, même si c’est juste une illu­sion. Per­sonne ne l’est vrai­ment. Nous nous levons du lit parce que nous res­sen­tons le poids d’une res­pon­sa­bi­lité ou parce que nous pen­sons avoir une mis­sion à accom­plir ou un pro­jet à ter­mi­ner. Mais, fina­le­ment, ce sont toutes des éla­bo­ra­tions men­tales. Nous essayons de don­ner un sens à ce qui est déjà codi­fié bio­lo­gi­que­ment. Lorsque le mes­sage contenu dans ce code est altéré par la mala­die ou par les mal­heurs de la vie, tout perd de son sens. Ainsi, nous per­dons toute volonté et enthousiasme.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfance ?
Je ne crois pas en avoir jamais eus. Je suis enfant unique, élevé par deux parents aimants et affec­tueux, comme tous les parents le sont. Ils ne sont plus là main­te­nant. Ils avaient deux per­son­na­li­tés fortes qui entraient sou­vent en conflit. Ils se dis­pu­taient beau­coup, mais ensuite tout rede­ve­nait calme. On riait et on s’aimait. Mais moi, j’étais trop petit. Je vivais mal cette conflic­tua­lité. J’avais constam­ment peur de perdre l’un ou l’autre, ou les deux. Mon désir était la séré­nité. Ma peur était la perte.

A quoi avez-vous renoncé ?
A rien. Nous fai­sons ce que nous pou­vons, avec ce que nous avons et avec ce que nous sommes à un moment donné. Le regret est le sen­ti­ment de ceux qui ne savent pas vivre le pré­sent. C’est pour cette rai­son qu’ils regret­te­ront toujours.

D’où venez-vous ?
Je viens de nom­breux endroits et de nom­breuses per­sonnes. L’identité d’une per­sonne est la somme des endroits et des per­sonnes qu’elle a connus, pour le meilleur et pour le pire. Je suis né à Busto Arsi­zio, en Lom­bar­die, mais j’ai grandi en Sicile. D’abord à Sciacca, puis à Agri­gento. Main­te­nant, je vis à Palerme. Je suis sici­lien par le sang, la culture et le caractère.

Qu’avez-vous reçu en “héri­tage”?
Il y a un héri­tage bio­lo­gique et un héri­tage cultu­rel. Pour l’héritage bio­lo­gique, il n’y a rien à faire. Pour l’héritage cultu­rel, il peut tou­jours être amé­lioré et enri­chi. Ma mère m’emmenait tou­jours au théâtre quand j’étais petit. À Agri­gente, pour des rai­sons évi­dentes, Piran­dello était l’auteur le plus repré­senté. Elle m’emmenait éga­le­ment aux pro­jec­tions de films d’auteur. Ce sont des habi­tudes que j’ai main­te­nues pen­dant de nom­breuses années, mais que j’ai main­te­nant aban­don­nées. Quelqu’un a dit que la culture est ce qui reste quand on a tout oublié. J’ai oublié beau­coup de choses, mais je sais que tout ce que j’ai vu, lu ou entendu est là quelque part en moi, et c’est un petit élé­ment de mon iden­tité humaine et cultu­relle. De mon père, j’ai appris le sens des limites. De mon père, j’ai appris à aimer. De mon père, j’ai appris à res­pec­ter la nature dif­fé­rente des autres. J’ai appris à ne pas juger. L’autre héri­tage, je le dois à mes amis les plus chers. Si dif­fé­rents de moi, mais avec une base humaine com­mune et similaire.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Tou­jours. L’hédonisme est le seul moyen de com­pen­ser les angoisses et les dou­leurs de la vie. Notre corps et notre esprit sont capables de res­sen­tir la dou­leur et le plai­sir. Mais le plai­sir est étroi­te­ment lié à chaque acte créa­tif, du sexe à l’art. Le plai­sir est une par­tie inté­grante de notre évo­lu­tion. Sans la recherche du plai­sir, l’humanité se serait déjà éteinte. Mais cette recherche du plai­sir doit tou­jours être par­ta­gée, sinon elle se trans­forme en domi­na­tion et oppression.

Com­ment se pose la ques­tion du pay­sage dans votre tra­vail ?
Je crois que le pay­sage est le pre­mier amour de chaque pho­to­graphe. Ensuite, on s’intéresse à d’autres sujets. Mais tout est pay­sage. Même un visage humain l’est. Même un objet mort. Le pay­sage est l’expression plas­tique de notre monde inté­rieur per­son­nel tor­tueux. A condi­tion, cepen­dant, d’avoir effec­tué un cer­tain tra­vail d’introspection sur soi-même. Les images d’un cou­cher de soleil, d’un visage, d’un champ de blé n’ont aucun sens s’il se limitent à repré­sen­ter ce qu’elles sont. Qui a effec­tué un cer­tain tra­vail d’introspection consciente ne voit jamais le pay­sage, mais soi-même. Si cette conscience émerge à l’œil du pho­to­graphe, l’image qui en résul­tera sera quelque chose de dif­fé­rent, quelque chose qui nous racon­tera l’histoire d’un lieu intérieur.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
Il n’y a pas une image par­ti­cu­lière dans mes sou­ve­nirs. Enfant, j’adorais feuille­ter les albums de famille. J’aime encore le faire aujourd’hui. Je suis attiré par la vie qui n’est plus. Chaque per­sonne repré­sen­tée sus­cite en moi mille ques­tions sur son iden­tité, sur son his­toire et sur la vie inté­rieure des per­sonnes représentées.

Et votre pre­mière lec­ture ?
“L’Appel de la forêt” de Jack London.

Quelles musiques écoutez-vous ?
Cela dépend de mon état d’esprit. Je passe du hard rock au jazz, à la musique clas­sique au pop ita­lien et international.

Quel livre que vous aimez relire ?
Je n’ai jamais lu deux fois le même livre. Aujourd’hui, je reli­rais volon­tiers “Crime et châ­ti­ment” de Dostoïevski.

Quel film vous fait pleu­rer ?
Depuis long­temps, main­te­nant, je m’émeus vrai­ment avec peu. Je m’émeus chaque fois que je vois une scène où deux per­sonnes se ren­contrent, se révèlent l’une à l’autre, s’embrassent.

Quand vous vous regar­dez dans le miroir, qui voyez-vous ?
Autre­fois, je voyais ce que je vou­lais deve­nir. Main­te­nant, je vois ce que je suis devenu. Par­fois, il me semble voir mon père. Je lui res­semble beau­coup. Peut-être que je vou­lais deve­nir mon père.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
J’ai tou­jours vécu avec la conscience de la pré­ca­rité de l’existence. Si je dois dire ou écrire quelque chose, je le fais sans hésitation.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Les villes sont faites par les gens, les his­toires, les expé­riences. Peut-être Sciacca, qui est la ville où est né mon père et où j’ai vécu trop peu. C’est là que sont les ori­gines de ma famille. C’est là que je vou­drais être enterré.

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Je ne me sens proche d’aucun en par­ti­cu­lier. Mon approche de la pho­to­gra­phie n’est pas tou­jours la même. J’ai ten­dance à adap­ter mon regard au sujet. Cer­tai­ne­ment, nous sommes tous des épi­gones de quelqu’un d’autre. Rien n’est vrai­ment ori­gi­nal. Mes pho­to­graphes pré­fé­rés sont Bres­son, Scianna, Parks, Adams. C’est en regar­dant leurs pho­tos que j’ai nourri mon désir de pho­to­gra­phier. C’est en sui­vant leurs ensei­gne­ments que j’ai cher­ché à déve­lop­per mon propre mode per­son­nel de repré­sen­ta­tion du monde. En ce qui concerne les écri­vains, Piran­dello est cer­tai­ne­ment celui que je res­sens le plus proche de ma façon de pen­ser et de lire la vie et les gens. Dans le monde des arts figu­ra­tifs, il y a de nom­breux cou­rants expres­sifs qui sus­citent mon inté­rêt, allant de l’art clas­sique, aux impres­sion­nistes, aux expres­sion­nistes, au réa­lisme social, au pop art et à l’art contem­po­rain. Entrer dans une gale­rie d’art est pour moi un plon­geon dans l’intimité de la nature humaine.

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
J’ai fêté mon der­nier anni­ver­saire à neuf ans. Je n’aime pas ça. Je n’aime pas les célé­bra­tions, les anni­ver­saires. Je mesure le temps par les chan­ge­ments, pas par le calen­drier. Chaque chan­ge­ment peut être un cadeau ou une malédiction.

Que défendez-vous ?
Ma séré­nité et celle de ma famille.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas” ?
L’amour n’est pas un sen­ti­ment, l’amour est un acte de res­pon­sa­bi­lité. Le sen­ti­ment que nous res­sen­tons et que nous appe­lons amour est en réa­lité de l’attachement. Là où il y a de l’amour il ne peut y avoir d’attachement. C’est à cause de l’attachement que nous souf­frons lorsque nous per­dons quelqu’un d’important, pas à cause de l’amour. Aimer signi­fie avoir à cœur le bien-être de quelqu’un. Dans ce sens, je crois que Lacan avait raison.

Que pensez-vous de celle de W. Allen: “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
Je ne sais pas. Cela me fait pen­ser que trop sou­vent, nous n’écoutons pas vrai­ment et don­nons des réponses pré­fa­bri­quées, plu­tôt que de dire la vérité et de en sup­por­ter les conséquences.

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Es-tu heu­reux ? Je dirais oui, mal­gré tout.

Entre­tien et pré­sen­ta­tion réa­li­sés par jean-paul gavard-perret, pour lelitteraire.com, le 10 jan­vier 2023.

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