Didier Ayres, Situation (extrait)

Auteur et  col­la­bo­ra­teur au litteraire.com, didier ayres fait le plai­sir d’offrir à nos lec­teurs  un extrait de sa nou­velle oeuvre, Situa­tion :

 1

Ainsi, je me pense avec une atten­tion sou­te­nue, en un éveil, quand ma nature par­ti­cipe de cet autre ordre, par­ti­cipe de l’union sourde et vio­lente avec la puis­sance de l’arbre, du tor­rent, de ce pan­théisme qui a fini par deve­nir pour moi une vision, une incli­na­tion. Là, je recherche mon per­fec­tion­ne­ment, au gré d’une espèce de conta­mi­na­tion de cette force en moi, vers moi, désir d’être entier, rede­venu entier, plus grand que j’en étouf­fe­rais, où le temps pour­rait s’abolir, lais­ser place à ce souffle continu, ins­tant de fièvre, enfiè­vre­ment, des eaux noires qui se jettent sans rete­nue entre les pierres, puis dans le des­sin de cet arbre saxi­frage com­pli­qué et ardu. En apnée juste un moment. Et s’éloigner, se reti­rer de cette magie, du mana pos­sédé, puis pos­sé­dant, puis dépos­sé­dant. Ce lâcher prise existe-t-il à l’état de théo­rie ? Aller l’amble du regard qui monte et s’éclate tota­le­ment dans un air, dans l’air en son auto­rité, peut-il s’apprendre ? Ce ravis­se­ment. Cette attaque. La richesse en une simple fron­dai­son, mais appar­te­nant à la pré­po­tence, l’exagération de mon propre pos­sible.  Là, la vérité. Mais, sans véri­fi­ca­tion. Pas d’expérience plau­sible à réité­rer, pour en devi­ner les lois, la chi­mie. La chi­mie de la pré­sence. Juste l’habitus. La demeure de pur lan­gage inar­ti­culé. Le vide en sa repré­sen­ta­tion. Pur lan­gage vide et véri­table, concept de la viduité et du vide abs­trait. Du reste, cette per­cep­tion incom­pa­rable, n’exige aucun maté­riel, une écoute peut-être, un empor­te­ment, sans doute un peu de désir, et aussi l’au-delà de l’idée même de la crois­sance, de ce jet, de ce vol dans le feuillage, parmi les liquides aqueux, les pierres, la fou­gère. Miroir sphé­rique. Ana­mor­phose qui dilate la pen­sée. Tou­jours sans conscience réflexive. Même pas un tout petit peu d’acquiescement psy­chique, pas un être de papier. Non, pas d’encre d’écrivain, pas de vol, pas d’emprunt, juste le début, l’incipit du tout, de l’infatuation, de l’abîme. Oui, voir l’abîme dense et pro­fus, mais en son com­men­ce­ment, en son ébauche, en son essai. Je ne conserve qu’un sen­ti­ment d’énigme. Voir l’échappée, voir le prin­cipe, puis décli­ner jusqu’à ma nature, humaine évi­dem­ment, donc boi­teuse, sotte, opaque.

2

Tout mys­tère est rela­tif à l’endroit où il s’exacerbe. Il faut écou­ter pour cela cet en-soi véri­table, ce sen­ti­ment de par­faite appar­te­nance à l’énigme humaine, celle de son lien à la civi­li­sa­tion par exemple ou celle d’un lien avec la vio­lente ques­tion indi­vi­duelle. De là, la pré­sence, sinon, la cer­ti­tude d’une cer­taine assi­duité avec le cœur extra­or­di­naire de la pen­sée, proxi­mité du sen­tier de l’esprit, de son nar­cis­sisme retour­nant tou­jours au corps pro­blé­ma­tique de la com­mu­nauté. Ainsi, vient l’empreinte vocale, la trace, l’emprunt aux capa­ci­tés de la langue, à celle qui s’accomplit dans la sau­va­ge­rie de la méditation.

Encore faut-il consi­dé­rer la chair, lui don­ner une place ? est-elle, sera-t-elle pro­mise à la matière stel­laire ou plus sim­ple­ment à un lieu, la société, le livre, l’intellection ? donc, tou­jours aux prises avec son effa­ce­ment ? un inflé­chis­se­ment, un ailleurs, la marche supé­rieure d’un esca­lier ima­giné ? et cela ressemble-t-il à un savoir, un dialogue ?

Sur­tout une parole. Sans res­sem­blance avec un échange de pro­pos. Juste l’éclat. La vérité irré­fra­gable. Voix hon­nête. Scru­pu­leuse. Sans tache. Forte. Axio­ma­tique. A quoi on répond de sa per­sonne. Bizar­re­ment, tout cela au milieu du plus pieux des silences. Refuge, si l’on veut. Exha­lai­son. Abri.

3

Ce moment que je cherche à repro­duire, pen­ché comme un roseau sur l’instant, au prix de la dis­pa­ri­tion de la valeur que je pour­rais don­ner à cette repro­duc­tion, me revient comme durée, durée sans alté­ra­tion. Le pré­sent conti­nue tou­jours on le sait, dans le temps sacré. Il fait et défait. Il contient, détient puis se délivre, se vide. Cette date se trans­forme en lan­gage, écri­ture par­fois, voix inté­rieure, déli­mi­ta­tion des heures, dont la pre­mière venue se pour­suit jusqu’à la der­nière, où dis­pa­raît la nuit.

Nom­mer. Faire confiance à la matière, sans quoi écrire ne serait pas pos­sible. Même si l’on espère que le modelé pour­rait se com­prendre par la frange, par l’encadrement. Ce qui sub­siste c’est la cir­cons­crip­tion, le bord-cadre, et encore, com­ment l’univers s’attarde, gît au sein d’une plas­tique, ou plu­tôt par son essence plas­tique, sa plas­ti­cité. Ainsi, peut-être, le mou­ve­ment dansé est-il capable de res­ti­tuer ce qui se déforme et la puis­sance de cette archi­tec­ture, des contours qui se ras­semblent dans une matrice, le pas de danse dans la cho­ré­gra­phie. Le bat­te­ment seul persiste.

Déli­mi­tons des zones. L’instant, et avec lui la géné­ra­lité de la conti­nua­tion ordi­naire, ce qui tremble un peu au-delà, ce qui dure aussi, la trouble rela­tion du sym­bole avec ce qu’il sym­bo­lise, l’entêtement à regar­der où l’écriture manus­crite quitte sou­dain le car­net vers une expres­sion à demi-faite, qu’il faut refaire pour le livre, tout cela pour accré­di­ter la réa­lité de ce que capte l’art et sa capa­cité de rete­nir, d’isoler, de peindre le spec­tacle fuyant et vif de la vie, du réel, de la factualité.

Donc, rede­voir, conve­nir aux lois de la fic­tion, fût-elle issue d’une démarche abs­traite. En loca­li­ser la fac­ture, la com­po­si­tion. Jugu­ler l’effet de flou. Res­treindre ce que je veux dire à ce que je peux écrire. Donc, appré­hen­der fron­ta­le­ment le manus­crit, le reprendre, l’ajuster dans l’espoir de le rajus­ter, le retrou­ver, le res­ti­tuer non pas comme lit­té­ra­le­ment venu du car­net, mais en regar­dant vers plus vaste, vers la page et plus loin vers autrui, vers l’espace lit­té­raire aug­menté du liseur.  Car cela s’attarde véri­ta­ble­ment dans les deux durées : écrire, lire.

Fina­le­ment la jour­née est pro­fon­dé­ment abs­traite. Elle ne se conçoit que par intel­lec­tion. Elle n’existe que conçue. Elle peut se reti­rer dans l’imagination et en même temps répondre aux néces­si­tés de la connais­sance – temps, espace, durée sacrée, jours ordi­naires… Sait-on employer ou fuir, la ride appuyée du doigt des heures ? Le matin, midi, 17 heures où je cesse d’écrire, arti­cule le déroulé tem­po­rel qui dure, per­siste, jus­te­ment parce qu’il avance.

Car quel est le vieux réel ? Et avec lui, le mou­rir, deve­nir, fruc­ti­fier peut-être ? L’ultime preuve reste le car­net. L’époque mor­telle où cha­cun devient cap­tif décrire ou de lire. Cette tex­tua­lité. Où se construit et se détruit la loi, qui sem­ble­rait une épée au-dessus de la page, essen­tiel­le­ment chan­geante, allant du très petit détail à la vas­ti­tude de l’impossible écri­ture de tout, de l’univers sans bornes, de l’univers qui se dilate. Ce contact énig­ma­tique avec la matière forte de la poé­sie, se per­son­na­lise, et se cir­cons­tan­cie, se raconte petit à petit. C’est la para­bole de la loi.

*

Didier Ayres, Situa­tion ( extrait), 2023.

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