Entre logique de police et logique coloniale
En février 2013, à la Cité Nationale d’Histoire de l’immigration, dans le cadre de l’exposition Vies d’exils, Emmanuel Blanchard, un jeune universitaire présente à des enseignants en formation quelques éléments de ses recherches. En un temps court, une trentaine de minutes, faits précis à l’appui, il parvient à déglinguer toute une série de représentations et de pensées établies.
Un exemple ? Paris, le 14 juillet 1953, une manifestation organisée et encadrée par le mouvement indépendantiste algérien MTLD est durement réprimée. Bilan : une dizaine de policiers blessés, 7 morts et 40 blessés par balles parmi les manifestants. La logique de la répression coloniale a été mise en oeuvre Place de la Nation. Par la suite, l’événement tombe dans l’oubli. Les morts de Charonne auront leur plaque commémorative (et c’est l’occasion de rappeler la grande et profonde enquête menée par Alain Dewerpe sur ce crime et mensonge d’Etat*). Les crimes d’Octobre 61 sont connus et désormais reconnus. Pourquoi le silence a-t-il couvert ce 14 juillet 53 ? Crime précédent une guerre honteuse pour la France, manifestation organisée par un mouvement qui a précédé et ensuite combattu le FLN : des deux côtés de la Méditerranée, il n’y avait aucune raison de se souvenir. Le fait ne rentrait dans aucun cadre habituel, qu’il soit chronologique (début et fin de la guerre d’Algérie) ou politique. Une photographie de presse d’un émeutier armé d’un bâton vient rappeler la présence à Paris des Français musulmans d’Algérie. Présence obsédante pour la police, car invisible : ils étaient citoyens français de droit. Mais il fallait la rendre visible, contrôlable. D’où les rafles et battues, nombreuses, constantes, ciblées. Les Algériens de Paris étaient des citoyens clochardisés, diminués. La démonstration brillante, décapante, se termine. On en sort vivifié. Et intrigué.
Emmanuel Blanchard est maître de conférence en science politique à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, chercheur au centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP). Son livre La police parisienne et les Algériens de 1944 à 1962 est le fruit de dix années de recherche et d’une thèse soutenue en 2008.
Dans une logique de redéfinition institutionnelle des liens entre les départements algériens et la métropole, une loi de 1947 a permis une assimilation juridique entre Français de métropole et Français musulmans d’Algérie, égalité effective en métropole, mais interdite en Algérie. Algériens plus libres en métropole qu’en Algérie ? C’est en partie vrai. De fait, cette redéfinition s’est accompagnée de la dissolution de la Brigade nord-africaine (BNA), noyau du SAINA (Service d’assistance aux indigènes nord-africains). Sous couvert d’une assistance (hébergement, soin), les fonctionnaires de police avaient assuré la surveillance d’une population ciblée. Le SAINA fut dissous l’été 1945.
Ce livre raconte les efforts faits par la police pour retrouver les modalités de contrôle et de répression à l’égard d’une population qu’elle considérait comme dangereuse et indésirable : parce qu’elle était perçue tantôt comme manipulée, ou trop politisée et présentée souvent comme indigente et violente. Tandis que les discours et justifications évoluaient, les finalités restaient à peu près les mêmes et les modalités d’action s’adaptaient, se radicalisaient. Souvent à la limite de la légalité, et à défaut d’une politique d’immigration, les Algériens en métropole furent soumis à une « logique de police » quasiment exclusive.
C’est donc une histoire d’accommodements et de tâtonnements institutionnels, de discours policiers et de parcours individuels. On suit les trajectoires des officiers et des préfets de police ; ils ont souvent eu une expérience coloniale. Les allers-retours de Maurice Papon entre l’île de la Cité et l’Afrique du Nord sont nombreux dans sa carrière, ce double profil atypique faisait de lui l’homme clé à partir de 1958, celui de la « bataille de Paris », bénéficiant d’un véritable « chèque en blanc » de la part du gouvernement. Le massacre colonial du 17 octobre 1961 n’est pas un accident de l’histoire, un dérapage ; il s’inscrit au contraire dans le cadre d’un processus et d’une situation générale : « L’histoire longue des pratiques de police vis-à-vis d’une population racialisée et soumise à une emprise spécifique des forces de l’ordre ; l’état de quasi-belligérance entre une organisation armée et des policiers voulant venger leurs morts ; la désobéissance organisée à un “couvre-feu” qui, sans fondement légal, était le symbole d’une forme de souveraineté policière ; l’atteinte symbolique à la souveraineté nationale défiée par la parade d’une “organisation terroriste” avec laquelle il n’était pas possible de négocier qu’à condition qu’elle soit défaite, le format du dispositif du maintien de l’ordre ; la tolérance hiérarchique et politique vis-à-vis de violences quotidiennes et de pratiques extra-légales considérées comme nécessaires ou pour le moins inévitables, sont au nombre de logiques qui permettent d’appréhender ce massacre inscrit dans la situation coloniale. »
En posant, dans un style percutant, la question du lien en métropole entre police et population algérienne et en la sortant du cadre fermé du conflit algérien, le chercheur a renouvelé les questionnements sur la politique coloniale, sur le fait migratoire, sur l’histoire des institutions et de la police en particulier. De fait, de nouvelles questions se posent sur le passé de la République. Cette incise chirurgicale dans la peau lisse et consensuelle de la République était nécessaire, pour continuer de la définir, aujourd’hui et pour demain.
* Alain Dewerpe, Charonne, 8 février 1962, anthropologie historique d’un massacre d’État, Gallimard, coll. Folio-Histoire, 2006, 897 p.
Camille Aranyossy
Emmanuel Blanchard, La police parisienne et les Algériens (1944 — 1962), Nouveau Monde Editions, Paris, 2011, 446 p. — 26,00 €.