Emmanuel Blanchard, La police parisienne et les Algériens (1944 –1962)

Entre logique de police et logique coloniale

En février 2013, à la Cité Natio­nale d’Histoire de l’immigration, dans le cadre de l’exposition Vies d’exils, Emma­nuel Blan­chard, un jeune uni­ver­si­taire pré­sente à des ensei­gnants en for­ma­tion quelques élé­ments de ses recherches. En un temps court, une tren­taine de minutes, faits pré­cis à l’appui, il par­vient à déglin­guer toute une série de repré­sen­ta­tions et de pen­sées éta­blies.
Un exemple ? Paris, le 14 juillet 1953, une mani­fes­ta­tion orga­ni­sée et enca­drée par le mou­ve­ment indé­pen­dan­tiste algé­rien MTLD est dure­ment répri­mée. Bilan : une dizaine de poli­ciers bles­sés, 7 morts et 40 bles­sés par balles parmi les mani­fes­tants. La logique de la répres­sion colo­niale a été mise en oeuvre Place de la Nation. Par la suite, l’événement tombe dans l’oubli. Les morts de Cha­ronne auront leur plaque com­mé­mo­ra­tive (et c’est l’occasion de rap­pe­ler la grande et pro­fonde enquête menée par Alain Dewerpe sur ce crime et men­songe d’Etat*). Les crimes d’Octobre 61 sont connus et désor­mais recon­nus. Pour­quoi le silence a-t-il cou­vert ce 14 juillet 53 ? Crime pré­cé­dent une guerre hon­teuse pour la France, mani­fes­ta­tion orga­ni­sée par un mou­ve­ment qui a pré­cédé et ensuite com­battu le FLN : des deux côtés de la Médi­ter­ra­née, il n’y avait aucune rai­son de se sou­ve­nir. Le fait ne ren­trait dans aucun cadre habi­tuel, qu’il soit chro­no­lo­gique (début et fin de la guerre d’Algérie) ou poli­tique. Une pho­to­gra­phie de presse d’un émeu­tier armé d’un bâton vient rap­pe­ler la pré­sence à Paris des Fran­çais musul­mans d’Algérie. Pré­sence obsé­dante pour la police, car invi­sible : ils étaient citoyens fran­çais de droit. Mais il fal­lait la rendre visible, contrô­lable. D’où les rafles et bat­tues, nom­breuses, constantes, ciblées. Les Algé­riens de Paris étaient des citoyens clo­char­di­sés, dimi­nués. La démons­tra­tion brillante, déca­pante, se ter­mine. On en sort vivi­fié. Et intrigué.

Emma­nuel Blan­chard est maître de confé­rence en science poli­tique à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, cher­cheur au centre de recherches socio­lo­giques sur le droit et les ins­ti­tu­tions pénales (CESDIP). Son livre La police pari­sienne et les Algé­riens de 1944 à 1962  est le fruit de dix années de recherche et d’une thèse sou­te­nue en 2008.
Dans une logique de redé­fi­ni­tion ins­ti­tu­tion­nelle des liens entre les dépar­te­ments algé­riens et la métro­pole, une loi de 1947 a per­mis une assi­mi­la­tion juri­dique entre Fran­çais de métro­pole et Fran­çais musul­mans d’Algérie, éga­lité effec­tive en métro­pole, mais inter­dite en Algé­rie. Algé­riens plus libres en métro­pole qu’en Algé­rie ? C’est en par­tie vrai. De fait, cette redé­fi­ni­tion s’est accom­pa­gnée de la dis­so­lu­tion de la Bri­gade nord-africaine (BNA), noyau du SAINA (Ser­vice d’assistance aux indi­gènes nord-africains). Sous cou­vert d’une assis­tance (héber­ge­ment, soin), les fonc­tion­naires de police avaient assuré la sur­veillance d’une popu­la­tion ciblée. Le SAINA fut dis­sous l’été 1945.
Ce livre raconte les efforts faits par la police pour retrou­ver les moda­li­tés de contrôle et de répres­sion à l’égard d’une popu­la­tion qu’elle consi­dé­rait comme dan­ge­reuse et indé­si­rable : parce qu’elle était per­çue tan­tôt comme mani­pu­lée, ou trop poli­ti­sée et pré­sen­tée sou­vent comme indi­gente et vio­lente. Tan­dis que les dis­cours et jus­ti­fi­ca­tions évo­luaient, les fina­li­tés res­taient à peu près les mêmes et les moda­li­tés d’action s’adaptaient, se radi­ca­li­saient. Sou­vent à la limite de la léga­lité, et à défaut d’une poli­tique d’immigration, les Algé­riens en métro­pole furent sou­mis à une « logique de police » qua­si­ment exclusive.

C’est donc une his­toire d’accommodements et de tâton­ne­ments ins­ti­tu­tion­nels, de dis­cours poli­ciers et de par­cours indi­vi­duels. On suit les tra­jec­toires des offi­ciers et des pré­fets de police ; ils ont sou­vent eu une expé­rience colo­niale. Les allers-retours de Mau­rice Papon entre l’île de la Cité et l’Afrique du Nord sont nom­breux dans sa car­rière, ce double pro­fil aty­pique fai­sait de lui l’homme clé à par­tir de 1958, celui de la « bataille de Paris », béné­fi­ciant d’un véri­table « chèque en blanc » de la part du gou­ver­ne­ment. Le mas­sacre colo­nial du 17 octobre 1961 n’est pas un acci­dent de l’histoire, un déra­page ; il s’inscrit au contraire dans le cadre d’un pro­ces­sus et d’une situa­tion géné­rale :  « L’histoire longue des pra­tiques de police vis-à-vis d’une popu­la­tion racia­li­sée et sou­mise à une emprise spé­ci­fique des forces de l’ordre ; l’état de quasi-belligérance entre une orga­ni­sa­tion armée et des poli­ciers vou­lant ven­ger leurs morts ; la déso­béis­sance orga­ni­sée à un “couvre-feu” qui, sans fon­de­ment légal, était le sym­bole d’une forme de sou­ve­rai­neté poli­cière ; l’atteinte sym­bo­lique à la sou­ve­rai­neté natio­nale défiée par la parade d’une “orga­ni­sa­tion ter­ro­riste” avec laquelle il n’était pas pos­sible de négo­cier qu’à condi­tion qu’elle soit défaite, le for­mat du dis­po­si­tif du main­tien de l’ordre ; la tolé­rance hié­rar­chique et poli­tique vis-à-vis de vio­lences quo­ti­diennes et de pra­tiques extra-légales consi­dé­rées comme néces­saires ou pour le moins inévi­tables, sont au nombre de logiques qui per­mettent d’appréhender ce mas­sacre ins­crit dans la situa­tion coloniale. »

En posant, dans un style per­cu­tant, la ques­tion du lien en métro­pole entre police et popu­la­tion algé­rienne et en la sor­tant du cadre fermé du conflit algé­rien, le cher­cheur a renou­velé les ques­tion­ne­ments sur la poli­tique colo­niale, sur le fait migra­toire, sur l’histoire des ins­ti­tu­tions et de la police en par­ti­cu­lier. De fait, de nou­velles ques­tions se posent sur le passé de la Répu­blique. Cette incise chi­rur­gi­cale dans la peau lisse et consen­suelle de la Répu­blique était néces­saire, pour conti­nuer de la défi­nir, aujourd’hui et pour demain.

* Alain Dewerpe, Cha­ronne, 8 février 1962, anthro­po­lo­gie his­to­rique d’un mas­sacre d’État, Gal­li­mard, coll. Folio-Histoire, 2006, 897 p.

Camille Ara­nyossy

Emma­nuel Blan­chard, La police pari­sienne et les Algé­riens (1944 — 1962), Nou­veau Monde Edi­tions, Paris, 2011, 446 p. — 26,00 €.

Leave a Comment

Filed under Essais / Documents / Biographies

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>