Du cyclisme à l’art : entretien avec Daniel Abel

Daniel Abel accède aux lisières. Il semble écrire avec l’œil pour évo­quer des paysages-voyances qui s’emballent à la vitesse de la lumière. Il y a là des ongles de buée, des faces cachées mais lumi­neuses. Le poète pro­pose ses refuges : « lac­tance miel, levure sym­pho­nie » et braises renais­santes pour une « aube-épine ».
Abor­dant la pein­ture et la pho­to­gra­phie, Daniel Abel séduit : il sait lar­guer les amarres, lever l’ancre afin d’effacer des rigi­di­tés. Au-delà des fron­tières se touche le rivage d’extase qui laisse nue la grève. La rose de per­sonne est dans les dunes. L’étoile de mer est enro­bée de den­telles.
Il y a là l’égarement, la « prière » : bref, une sorte de fer­veur. Sans choi­sir qui effeuille qui du peintre ou du poète. Ce qui ne se voit pas implore pour être vu. Ce qui ne s’entend pas mur­mure aux silences.

Entre­tien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Voilà ce qui me fait lever le matin.
Pre­miè­re­ment le goût d’une belle jour­née avec mon épouse Ginette.
Éga­le­ment de peindre ce que j’aime avant tout sans pres­sion et libre de mes faits et gestes afin de tra­duire mon expres­sion la meilleure pour mieux être.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Dès l’âge de 5 ans, je m’amusais dès mon pre­mier lever le matin. Je des­si­nais, je devrais dire que j’essayais de repro­duire ce qui m’environnait. À Noël 1955, ma maman (mère) m’avait offert un cof­fret de pein­ture à numé­ros qui me ravit encore aujourd’hui et à par­tir de ces jeux de cou­leurs qui étaient un ravis­se­ment pour l’oeil, j’avais réa­lisé un petit che­vreuil qui m’apparaissait comme par magie. Je trou­vais cela génial et 65 ans plus tard, de voir une image appa­raître sur un papier ou sur une toile m’étonne encore. La cou­leur s’était empa­rée de moi, elle m’a envahi pour toujours.

A quoi avez-vous renoncé ?
Là est une grande ques­tion exis­ten­tielle pour moi. J’ai renoncé à de mul­tiples défis fami­liaux, car  j’étais le seul artiste dans ma famille, alors que mon père ne me regar­dait que pour ses affaires sans plus. Vers l’âge de 12 ans, un soir après le repas du sou­per, il m’a dit sur le coin de la table que si je conti­nuais de des­si­ner, je devien­drais un homo­sexuel, donc vous com­pren­drez rapi­de­ment que j’ai renoncé à ce qui m’habitait depuis ma tendre enfance, soit  au métier d’artiste. L’enfant en moi s’est mis à péda­ler à titre de cou­reur cycliste afin de m’échapper à mon tour­ment au grand plai­sir de mon père qui, lui, était un cycliste depuis fort long­temps.
J’ai trop long­temps attendu son regard sur moi et il n’est jamais venu fina­le­ment. J’ai tout sim­ple­ment repris mes brosses, ma palette et mes crayons à l’âge de 27 ans. Quand, j’ai com­pris pour­quoi je péda­lais, j’ai cessé de péda­ler immé­dia­te­ment et je suis heu­reux depuis. Je ne peins pas pour vivre, je vis pour peindre et pour la pho­to­gra­phie.
Avec le regard de ma femme et de mes deux enfants.

D’où venez-vous ?
Je suis à Qué­bec en 1950 dans la paroisse de Sta­da­cona de Saint-Zéphirin de (dit… STOCANE, LES TOASTS) PRÈS DE LA RIVIÈRE SAINT-MICHEL. Ce lieu-dit s’étirait jusqu’à ville Vanier jadis (Québec-OUEST), dans ces champs où nous allions nous battre comme des gla­dia­teurs avec la paroisse rivale.

Un brin d’histoire…
Sta­da­cona était un ancien quar­tier de Qué­bec limité à l’est par la rivière Lai­ret (aujourd’hui cana­li­sée), à l’ouest par le ruis­seau Saint-Michel (aujourd’hui l’autoroute lau­ren­tienne), au sud par la rivière Saint-Charles et au nord par la route des Com­mis­saires (aujourd’hui le bou­le­vard Wilfrid-Hamel). Au milieu du XIXe siècle, il était habité par les tra­vailleurs des scie­ries, bri­que­te­ries et chan­tiers de construc­tion navale avoi­si­nants. Il devait son nom à Sta­da­coné, le vil­lage iro­quoïen situé à proxi­mité lors du séjour de Jacques Car­tier en 1535–1536.
Sta­da­cona est isolé du reste du quar­tier Limoi­lou par la rivière Lai­ret. En rai­son de ses ori­gines ouvrières, ce quar­tier sera long­temps occupé par des gens de condi­tion modeste. De plus, son envi­ron­ne­ment sale et pol­lué lui donne une image néga­tive. Par consé­quent, les rési­dents des paroisses voi­sines lui donnent le sobri­quet péjo­ra­tif de «Sto­cane les toasts». «Sto­cane» serait une défor­ma­tion de Sta­da­cona alors que «les toasts» réfè­re­raient au fait que ses rési­dents étaient si pauvres qu’ils ne man­geaient que du pain grillé. Une autre inter­pré­ta­tion veut que ces gens aux faibles reve­nus se nour­rissent de ragout en conserve, ou «stew can», déformé en «Sto­cane». Encore de nos jours, plu­sieurs Qué­bé­cois uti­lisent ce sur­nom pour dési­gner ce quar­tier de Limoi­lou qui a beau­coup changé depuis l’époque de Stocane.

Qu’avez-vous reçu en “héri­tage” ?
Les yeux et le regard de mon grand-père pater­nel, il était pho­to­graphe aguerri, doreur et un artiste menui­sier. Il me com­pre­nait et il m’a ensei­gné, le beau, tout en expri­mant l’invisible par le visible. Ce bel héri­tage a été pour moi plus qu’une assu­rance vie, je suis peintre-photographe et très heu­reux de trans­mettre à mon tour à ma belle petite fille Heidi qui déjà a de l’aplomb avec ses crayons et son regard.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Le regard de ten­dresse de ma belle Ginette, mon épouse, res­pi­rer et écou­ter de la belle musique clas­sique et prendre le temps de vivre.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
La décou­verte pour la pre­mière fois en chambre noire d’une appa­ri­tion d’une photo sur papier. C’était un émer­veille­ment et encore aujourd’hui.

Et votre pre­mière lec­ture ?
Le petit caté­chisme à ma pre­mière année sco­laire, je trou­vais les images tel­le­ment belles et le goût de voya­ger avec elles.

Quelles musiques écoutez-vous ?
Ce sont les notes de musiques clas­siques qui m’emportent, ex : Mozart-Liszt-Chopin

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Les cor­res­pon­dances de Georges Cle­men­ceau à son grand ami Claude Monet. Ils s’aimaient comme de vrais amis. Des enfants quoi !

Quel film vous fait pleu­rer ?
Fari­nelli qui me touche pro­fon­dé­ment et Le pro­dige (Bobby Fischer) qui m’arrache les larmes.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir, qui voyez-vous ?
J’aime l’image que je regarde aujourd’hui, c’est le petit gar­çon de 6 ans avec ses yeux brillants qui a res­sus­cité autour de la qua­ran­taine et qui n’a pas perdu sa sen­si­bi­lité et qui a repris sa route en soli­taire avec les siens.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
La Polynésie

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Diane Jus­ter, auteure com­po­si­trice — Charles Dumont, auteur com­po­si­teur – José­phine Bacon, née le 23 avril 1947, est une poète, paro­lière, conteuse, confé­ren­cière, scé­na­riste, traductrice-interprète et réa­li­sa­trice innue ori­gi­naire de Pes­sa­mit au Canada

Que défendez-vous ?
Les plus petits qui sont des laissés-pour-compte et qui sont dans le besoin.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Depuis mon tout jeune âge, de ren­contre en ren­contre, l’AMOUR est tou­jours dif­fi­cile à don­ner, car je don­nais sans rete­nue une par­tie de moi-même et trop sou­vent la per­sonne ne vou­lait pas de cet AMOUR fusion­nel qui deman­dait de s’oublier soi-même. Cela me bles­sait dans mon être.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
Que resterait-il du monde si l’on tuait tous les ani­maux ? Pas même les humains!

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Ai-je peur de mou­rir ? On n’apprend à vivre vrai­ment que lorsqu’on apprend aussi à mou­rir un peu chaque jour.

Pré­sen­ta­tion et entre­tien réa­li­sés par jean-paul gavard-perret, pour lelitteraire.com,le 5 décembre 2022.

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