Sergeï Lebedev, Le Débutant

«  Le ser­pent et la coupe. Empoi­son­ner la vie. »

LHis­toire russe est une mémoire empoi­son­née depuis des siècles. Le célèbre Ivan IV, Sta­line et bien d’autres firent du poi­son une arme redou­table contre leurs oppo­sants. En 1921, les hommes de la Révo­lu­tion créèrent le Labo­ra­toire des poi­sons, le Labo­ra­toire X. Entre 1938 et 1946 Gri­gori MaÏ­na­novsky fit régner la ter­reur avec ses méthodes radi­cales, tout aussi bien contre les oppo­sants de l’intérieur que ceux de l’extérieur. Cya­nure, ricine, polo­nium… éli­mi­nèrent les « traîtres » au régime.
On empoi­sonna des ciga­rettes, des para­pluies, des vête­ments, du thé… Les scien­ti­fiques, les chi­mistes mirent leurs savoirs au ser­vice de recherches per­met­tant de mettre au point des pro­duits indé­tec­tables et d’une effi­ca­cité redou­table, en se lan­çant dans des essais aussi bien sur des ani­maux que sur des êtres humains comme des pri­son­niers poli­tiques. On construi­sit des villes comme Chi­de­hany près de Sara­tov, véri­table ins­ti­tut de recherche, à l’écart du monde.

Les empoi­son­ne­ments aujourd’hui encore, sous le régime pou­ti­nien sont un recours de choix, per­met­tant de brouiller les pistes de l’assassinat et du sui­cide. Quelques-uns en réchappent comme Navalny.
Ser­gueï Lebe­dev, dans son der­nier roman tra­duit en fran­çais, dévoile la part fic­tion­nelle de l’univers des empoi­son­neurs : ils vivent à part du monde, ils vivent dans le men­songe et les secrets ils sont des démiurges malé­fiques. Le Débu­tant avec une majus­cule est un per­son­nage, comme un graal sovié­tique qu’il faut obte­nir, conser­ver et ravir pré­cieu­se­ment (dans un fla­con comme un par­fum incomparable).

Son créa­teur Kali­tine lui a donné ce nom pour échap­per aux codes chif­frés qui habi­tuel­le­ment iden­ti­fient les pro­duits mor­tels. Mais l’inventeur a fini par fuir son pays qui, selon lui a dégé­néré idéo­lo­gi­que­ment pour pas­ser à l’adversaire dans un pays libre que l’auteur jamais ne défi­nit pré­ci­sé­ment : la Pologne, l’Allemagne ?
Face à lui, un lieu­te­nant colo­nel, Cherch­niov, élevé dans une sphère mili­taire, qui doit retrou­ver sa trace et l’éliminer en l’empoisonnant ; vingt ans après son départ de Rus­sie. Le roman en quelque sorte se donne une double trame cha­pitre après cha­pitre : d’une part l’histoire de l « ‘assas­sin en blouse blanche », de sa jeune voca­tion à sa vie dans l’Ile secrète ; d’autre part, celle du mili­taire au passé guer­rier peu relui­sant, escorté d’un dénommé Gre­be­niouk, et dont le par­cours est semé d’actes de barbarie.

Pour­tant, il s’agit moins d’une traque selon le genre du polar que de la confron­ta­tion don­née aux lec­teurs de deux tra­jec­toires d’hommes de main du pou­voir sovié­tique et post– sovié­tique. Ce qui frappe dans ce che­mi­ne­ment, c’est l’absence d’un véri­table amour : Kali­tine a épousé Véra pour plaire au Parti ; ses parents n’ont pas non plus mani­festé de ten­dresse à son égard. Son fils Maxim lui est somme toute indif­fé­rent. Il est sub­ju­gué par la figure d’un faux oncle, Igor. Ce n’est pas mieux pour son adversaire.

Kali­tine n’a qu’une chose en tête : fina­li­ser le Débu­tant, sa meilleure créa­tion selon lui. : Il croyait qu’il était impos­sible d’empêcher la nais­sance de cet être désiré, supé­rieur, qu’elle était aussi inévi­table que le lever du soleil. ( p 59)
Mais le vent de l’Histoire tourne en 1991. Lebe­dev dévoile toute l’ineptie cruelle de ses tra­vaux dra­pés dans la gran­deur, le sérieux de la Science. Il démasque toute l’illusion amère de ces hommes vain­cus par les évè­ne­ments, et le pou­voir qui s’est servi d’eux dans les guerres avec les armes chi­miques et les poi­sons meur­triers pour éli­mi­ner les opposants.

La fin du roman est une chute en accé­léré, presque ridi­cule pour les deux per­son­nages, comme s’ils ne méri­taient pas mieux au fond. Mais ce qui importe, somme toute, c’est à la fois le per­son­nage du prêtre,Travnicek vic­time sacri­fi­cielle, et l’écriture poé­tique de Lebe­dev, qui trans­fi­gure ce monde si gris.

marie du crest

Ser­geï Lebe­dev, Le Débu­tant, paru en russe ( Debou­tiant) en 2020, tra­duit par Anne-Marie Tatsis-Botton, Les édi­tions Noir sur Blanc, 2022, 220 p. — 20, 50 €.

D’autres textes de l’auteur sont parus chez Ver­dier. Il est l’un des auteurs russes les plus mar­quants de sa géné­ra­tion et il est comme tant d’autres en exil.…

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