Traces, empreintes, engagements
Que cela soit une œuvre pour le théâtre, pour la philosophie, ou la recherche d’un enseignant de Paris IV Sorbonne, tout mérite une attention soutenue pour apercevoir au sein de ces travaux pluriels le vrai Denis Guénoun.
Je dis cela parce que le dossier du dernier numéro de la revue Europe tend à confirmer cette pluralité de voix et d’énonciations de l’écrivain, car tel est le nom qu’il faut associer à ceux qui ne cloisonnent pas leurs livres ou leurs spectacles, des voix d’écrivain donc.
Ce qui importe, au-delà de la sémantique, à la lecture des sept analyses consacrées à D. Guénoun, c’est que son écriture reste forte et laisse des empreintes, aussi bien spirituellement que politiquement, esthétiquement, et ce par des formes variées.
Ces empreintes sont l’action visible du travail littéraire sur le lecteur ou le spectateur, avec comme motif principal : le désir, le désir et son utopie.
Cette écriture est celle du lien, lien inscrit dans une dynamique fantasmatique et/ou politique, une sagesse au sens étymologique, le système d’une fiction et/ou un système réaliste. Bref, dans la vie confrontée au langage. Liaisons, liens savants, affiliation intellectuelle au marxisme, peut-être à la psychanalyse, en tout cas aux gens de plume.
Ces liens charnels sont projetés dans l’utopie d’une bisexualité révolutionnaire dans laquelle l’écrivain reste plus attaché à la mise en crise de la sexualité qu’à provoquer une inflexion vers les droits civiques des minorités, car l’utopie est meilleure — même si cette lutte est un projet utile, voire indispensable.
C’est surtout l’idée de chantier que je retiendrais, d’un work in process, d’une écriture qui laisse les pontuseaux spirituels au milieu de l’œuvre, idée sans doute davantage impliquée dans une clairvoyance qu’une poursuite somme toute stérile de la beauté pour la beauté.
L’auteur nous parle donc de lui-même, sans voiler ni renier aucun de ses engagements. Il reste convaincu d’une poétisation de la vie courante. Or, les traces de son engagement existent. Elles sont l’essence de la mémoire, ces taches indélébiles du destin, jusqu’à l’effet de blessures que l’on suppose. Il s’agit d’un auteur qui ne marque pas d’arrêts, qui cherche sans cesse, qui ne se satisfait pas d’une activité solitaire mais veut y joindre autrui, justement par le corps à aimer, par le livre à lire, par la fiction du théâtre, de la scène. En un mot : utopie de la fusion charnelle qui pour cela même conduit au mythe de l’harmonie spirituelle — peut-être est-ce là le lien de ses écrits avec la théologie ?
Ce n’est à son tour qu’au cœur du multiple que ce « moi » se met en quête de lui-même : en écrivant « au confluent », en éprouvant inlassablement la « joie physique de l’ensemble » et de l’« assemblement » — termes que Denis Guénoun affectionne -, en appelant de ses vœux « une politique planétaire, qui concerne l’ensemble des humains ».
Pour résumer à grands traits l’essentiel des contributions au dossier Denis Guénoun, mettant en lumière et dressant le portrait du chercheur et de l’écrivain, l’escorte analytique s’apparente à mon sens à la peinture pointilliste, où de petites taches de couleur mises bout à bout, forment ici un portrait (j’ai en tête le self portrait de Seurat). Cette lumière en fragments est vraiment dans l’air du temps, ce que je crois être le signe d’une postmodernité qui accouche d’un homme nouveau composé de petites taches, de bribes, de bouts accolés.
Concluons en donnant la parole à l’intéressé avec une citation tirée du dossier d’Europe fort de 60 pages, où figure aussi une bibliographie importante. […] aimer, aimer à nouveau, aimer aimer, sans réserve, sans borne, sans trêve. On ne sait pas encore le dire dans une apparence moins mièvre. Peu importe. Qui a jamais senti l’amour (chacun, tous) sait ou savent qu’aimer est une non-mièvrerie absolue, une force invincible. Il faut ressaisir la valeur d’aimer comme étendard, même commun, même politique. Le Sermon sur la montagne est devant nous.
didier ayres
Denis Guénoun, Revue Europe n° 1123/1124, Nov./Déc. 2022 — 20,00€.