Xavier Dorison, Thimothée Montaigne & Clara Tessier, 1629 …où l’effroyable histoire des naufragés du Jakarta

Au plus près d’une abo­mi­nable réalité !

Philippe Zim­bardo, pro­fes­seur de psy­cho­lo­gie, a mené L’Expérience dite de Stan­ford, dénom­mée par­fois Effet Luci­fer. Il décrit un méca­nisme men­tal aussi réel qu’effrayant.
Celui-ci, dans un enchaî­ne­ment de situa­tions condui­sant toutes à la même hor­reur, à “…l’arrêt com­plet de l’empathie d’un groupe d’humains, avec sus­pen­sion de tout juge­ment moral.” Et le pré­sent récit est l’illustration par­faite de ce mécanisme.

Au début du XVIIe siècle, Les Provinces-Unies (Pays-Bas) sont la nation la plus ouverte du monde occi­den­tal, tolé­rante en reli­gion, ber­ceau des révo­lu­tions des arts et de la pein­ture, des rayon­ne­ments uni­ver­si­taires et suc­cès com­mer­ciaux.
La Com­pa­gnie hol­lan­daise des Indes orien­tales, la VOC (Veree­nigde Oost-Indische Com­pa­gnie) est l’entreprise la plus puis­sante et la plus riche du monde. Elle pro­mulgue ses lois, frappe sa mon­naie, impose sur ses navires un de ses repré­sen­tants, le Subré­cargue dont le pou­voir dépasse celui du capitaine.

En ouver­ture, le scé­na­riste rap­pelle les paroles ter­ribles d’Agamemnon, reconnu pour­tant comme le sage roi de Mycènes, sur des images de mas­sacre. Et Xavier Dori­son s’interroge : si ce roi est la mesure du Bien, qui pourra être celle du Mal ?
À Amster­dam, en 1628, Fran­cisco Del­saert est convo­qué par les direc­teurs de la VOC pour être nommé Subré­cargue du Jakarta, le tout nou­veau voi­lier de la com­pa­gnie. Il emporte 300 000 flo­rins en pièces et en bijoux pour le négoce. Il a 120 jours pour atteindre Java ca, après, la com­pa­gnie perd de l’argent.
Or, ce délai est trop court. De plus, le bateau est com­mandé par Arian Jakob, un capi­taine qui est un ivrogne aussi violent que stu­pide. Pour garan­tir la conti­nuité de la repré­sen­ta­tion de la VOC en cas de décès, Jero­ni­mus Cor­ne­lius a été recruté. C’est un apo­thi­caire expert en épices. Mais il est ruiné et dans le col­li­ma­teur de l’inquisition.

Pour échap­per à la tem­pête qui s’annonce, le voi­lier doit par­tir la nuit même. Wiebbe Hayes, un gabier de pre­mière dunette, vient dans l’urgence cher­cher Lucre­tia Hans. Elle doit rejoindre son mari à Java. Sa ser­vante est ter­ro­ri­sée car, pour elle, les navires de la VOC : “…mènent plus vers les enfers que vers les Indes ! Il n’y a pas un marin sur deux qui en revient ! Les pires ver­mines d’Amsterdam pré­fèrent le cachot à un séjour sur ces cime­tières flot­tants !
Les prin­ci­paux acteurs d’un effroyable drame sont réunis en ce 30 octobre 1628. Et les évé­ne­ments vont déra­per quand les rela­tions vont s’exacerber…

L’essen­tiel du récit de ce pre­mier tome passe par Lucre­tia, cette femme de la haute bour­geoi­sie qui a perdu trois enfants en très bas âge et que son tyran de mari réclame près de lui. Elle est entou­rée par une ser­vante au carac­tère affirmé et par ce gabier qui l’initie à la vie sur un tel bateau.
Le Subré­cargue, obsédé par le délai imposé par ses supé­rieurs, annule les escales, sup­pri­mant du même coup le réap­pro­vi­sion­ne­ment en vivres et eau potable. La VOC a fait char­ger sept énormes coffres, une for­tune qui fait rêver un apo­thi­caire qui ima­gine tout ce qu’il pour­rait faire avec cette richesse.

Cette his­toire bien réelle s’est dérou­lée à par­tir du Bata­via, le nom donné à l’époque à la capi­tale de l’Indonésie aujourd’hui appe­lée Jakarta. Les auteurs ont décidé de rete­nir ce der­nier nom pour faci­li­ter les repères.
Ce récit his­to­rique offre l’occasion d’un dépay­se­ment total et donne l’occasion de par­ler du rap­port entre la liberté indi­vi­duelle et la sou­mis­sion au groupe. Des valeurs bien mises en oppo­si­tion ces der­niers temps.

À par­tir des récits des rares sur­vi­vants, Xavier Dori­son a adouci, romancé, coupé. Il a adouci car la réa­lité des évé­ne­ments est d’une telle cruauté qu’il est qua­si­ment impos­sible de la mettre en images. Il a romancé en appor­tant sa patte d’auteur, dra­ma­tisé cer­taines rela­tions, cer­taines scènes pour don­ner un rythme au récit. Il a coupé car la matière est si riche qu’il aurait pu faire vingt albums, dit-il.
C’est à Thi­mo­thée Mon­taigne qu’est revenu la tâche de mettre un tel récit en images. Et il réa­lise des planches d’une splen­deur peu com­mune. Il cadre des vues du navire avec des angles remar­quables, joue avec les pers­pec­tives, les plon­gées et autres tech­niques gra­phiques. Pour le navire, il a pu s’inspirer d’une réplique qui se trouve près d’Amsterdam. Mais il a voulu en faire un per­son­nage à part entière et le pari est réussi.
Les tronches des pro­ta­go­nistes sont réa­listes et la beauté de Lucre­tia illu­mine cet enfer flottant.

Clara Tes­sier, illus­tra­trice, a été contac­tée par Thi­mo­thée Mon­taigne car ses touches à l’aquarelle cor­res­pon­daient à ce qu’il sou­hai­tait pour ses des­sins. Et le résul­tat est épous­tou­flant tant pour la res­ti­tu­tion des ambiances que pour la ges­tion des cou­leurs.
Un pre­mier tome qui a sa place sous tous les sapins de Noël des ama­teurs de grande bande des­si­née (et des autres éga­le­ment) pour se rap­pe­ler jusqu’où l’être humain est capable d’aller en matière de cruauté. C’est un récit épique, dirigé avec la maes­tria cou­tu­mière de Xavier Dori­son, magni­fié par ces planches à cou­per le souffle tant elles sont belles.

serge per­raud

Xavier Dori­son (scé­na­rio), Thi­mo­thée Mon­taigne (des­sin) & Clara Tes­sier (cou­leur), 1629 …où l’effroyable his­toire des nau­fra­gés du Jakarta, Glé­nat, coll. “Hors Col­lec­tion”, novembre 2022, 136 p. — 35,00 €.

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