Au plus près d’une abominable réalité !
Philippe Zimbardo, professeur de psychologie, a mené L’Expérience dite de Stanford, dénommée parfois Effet Lucifer. Il décrit un mécanisme mental aussi réel qu’effrayant.
Celui-ci, dans un enchaînement de situations conduisant toutes à la même horreur, à “…l’arrêt complet de l’empathie d’un groupe d’humains, avec suspension de tout jugement moral.” Et le présent récit est l’illustration parfaite de ce mécanisme.
Au début du XVIIe siècle, Les Provinces-Unies (Pays-Bas) sont la nation la plus ouverte du monde occidental, tolérante en religion, berceau des révolutions des arts et de la peinture, des rayonnements universitaires et succès commerciaux.
La Compagnie hollandaise des Indes orientales, la VOC (Vereenigde Oost-Indische Compagnie) est l’entreprise la plus puissante et la plus riche du monde. Elle promulgue ses lois, frappe sa monnaie, impose sur ses navires un de ses représentants, le Subrécargue dont le pouvoir dépasse celui du capitaine.
En ouverture, le scénariste rappelle les paroles terribles d’Agamemnon, reconnu pourtant comme le sage roi de Mycènes, sur des images de massacre. Et Xavier Dorison s’interroge : si ce roi est la mesure du Bien, qui pourra être celle du Mal ?
À Amsterdam, en 1628, Francisco Delsaert est convoqué par les directeurs de la VOC pour être nommé Subrécargue du Jakarta, le tout nouveau voilier de la compagnie. Il emporte 300 000 florins en pièces et en bijoux pour le négoce. Il a 120 jours pour atteindre Java ca, après, la compagnie perd de l’argent.
Or, ce délai est trop court. De plus, le bateau est commandé par Arian Jakob, un capitaine qui est un ivrogne aussi violent que stupide. Pour garantir la continuité de la représentation de la VOC en cas de décès, Jeronimus Cornelius a été recruté. C’est un apothicaire expert en épices. Mais il est ruiné et dans le collimateur de l’inquisition.
Pour échapper à la tempête qui s’annonce, le voilier doit partir la nuit même. Wiebbe Hayes, un gabier de première dunette, vient dans l’urgence chercher Lucretia Hans. Elle doit rejoindre son mari à Java. Sa servante est terrorisée car, pour elle, les navires de la VOC : “…mènent plus vers les enfers que vers les Indes ! Il n’y a pas un marin sur deux qui en revient ! Les pires vermines d’Amsterdam préfèrent le cachot à un séjour sur ces cimetières flottants !“
Les principaux acteurs d’un effroyable drame sont réunis en ce 30 octobre 1628. Et les événements vont déraper quand les relations vont s’exacerber…
L’essentiel du récit de ce premier tome passe par Lucretia, cette femme de la haute bourgeoisie qui a perdu trois enfants en très bas âge et que son tyran de mari réclame près de lui. Elle est entourée par une servante au caractère affirmé et par ce gabier qui l’initie à la vie sur un tel bateau.
Le Subrécargue, obsédé par le délai imposé par ses supérieurs, annule les escales, supprimant du même coup le réapprovisionnement en vivres et eau potable. La VOC a fait charger sept énormes coffres, une fortune qui fait rêver un apothicaire qui imagine tout ce qu’il pourrait faire avec cette richesse.
Cette histoire bien réelle s’est déroulée à partir du Batavia, le nom donné à l’époque à la capitale de l’Indonésie aujourd’hui appelée Jakarta. Les auteurs ont décidé de retenir ce dernier nom pour faciliter les repères.
Ce récit historique offre l’occasion d’un dépaysement total et donne l’occasion de parler du rapport entre la liberté individuelle et la soumission au groupe. Des valeurs bien mises en opposition ces derniers temps.
À partir des récits des rares survivants, Xavier Dorison a adouci, romancé, coupé. Il a adouci car la réalité des événements est d’une telle cruauté qu’il est quasiment impossible de la mettre en images. Il a romancé en apportant sa patte d’auteur, dramatisé certaines relations, certaines scènes pour donner un rythme au récit. Il a coupé car la matière est si riche qu’il aurait pu faire vingt albums, dit-il.
C’est à Thimothée Montaigne qu’est revenu la tâche de mettre un tel récit en images. Et il réalise des planches d’une splendeur peu commune. Il cadre des vues du navire avec des angles remarquables, joue avec les perspectives, les plongées et autres techniques graphiques. Pour le navire, il a pu s’inspirer d’une réplique qui se trouve près d’Amsterdam. Mais il a voulu en faire un personnage à part entière et le pari est réussi.
Les tronches des protagonistes sont réalistes et la beauté de Lucretia illumine cet enfer flottant.
Clara Tessier, illustratrice, a été contactée par Thimothée Montaigne car ses touches à l’aquarelle correspondaient à ce qu’il souhaitait pour ses dessins. Et le résultat est époustouflant tant pour la restitution des ambiances que pour la gestion des couleurs.
Un premier tome qui a sa place sous tous les sapins de Noël des amateurs de grande bande dessinée (et des autres également) pour se rappeler jusqu’où l’être humain est capable d’aller en matière de cruauté. C’est un récit épique, dirigé avec la maestria coutumière de Xavier Dorison, magnifié par ces planches à couper le souffle tant elles sont belles.
serge perraud
Xavier Dorison (scénario), Thimothée Montaigne (dessin) & Clara Tessier (couleur), 1629 …où l’effroyable histoire des naufragés du Jakarta, Glénat, coll. “Hors Collection”, novembre 2022, 136 p. — 35,00 €.