Marie Darrieussecq, Il faut beaucoup aimer les hommes

La Blanche et le Noir

Si l’on en croit Bataille, le roman se défi­nit comme un évé­ne­ment : celui où règnent le mou­ve­ment, le deve­nir, le monstre et l’humanité tumul­tueuse. Bien avant la forme roma­nesque, Socrate vou­lut mettre un terme à cette huma­nité dou­teuse en lui offrant une éter­nité — enten­dons le Bien, le Dieu. Mais Socrate igno­rait les diverses cou­leurs des peaux. Elles ont créé très vite des dif­fé­rences et des sté­réo­types. Tous les romans de Marie Dar­rieus­secq tra­vaillent ces der­niers. Ce qu’on attend des femmes par exemple. Mais dans Il faut beau­coup aimer les hommes l’homme noir et la femme blanche se débattent au sein d’une autre mon­tagne de cli­chés : ceux qui entourent les couples « mixtes ». Et ce, même dans des milieux « avan­cés » comme celui où se déroule le roman — à savoir le cinéma. Tout pour­rait sem­bler plus simple en une telle aire de jeu. Or, le film dont il est ques­tion tourne à la débâcle dans un coin perdu à la fron­tière du Came­roun et de la Gui­née Équa­to­riale. En par­ti­cu­lier lorsque, dans une adap­ta­tion d’ Au cœur des ténèbres de Conrad, on impose à l’homme noir la façon d’être noir et à sa com­pagne la manière d’être une femme…
L’illusoire per­for­mance atten­due est contre­dite par un éveil et un sur­gis­se­ment. Le couple ne répond pas au modèle escompté. Il tente une rup­ture sans conces­sion afin de trans­for­mer l’enfer des sté­réo­types aux­quels il est confronté. Les amants veulent impo­ser une sub­jec­ti­vité nou­velle. Mais rien n’est simple. Et si leur posi­tion­ne­ment est un acte de rébel­lion, les êtres qui entourent le couple tentent de lui faire retrou­ver l’ordre de la rai­son en ne lui accor­dant même pas le droit au désordre de son ima­gi­naire.
Le roman devient à tra­vers ses inter­ro­ga­tions moins une dépo­si­tion qu’une trace. Elle peut sem­bler par­fois sans issue. D’autant que l’héroïne est confron­tée par amour — donc au débotté — aux deux ques­tions que pose Jean Genet dans les Nègres : « C’est quoi, un Noir ? Et d’abord, c’est de quelle cou­leur ? ». Celle qui fut la Solange de Clèves mais qui a grandi, est sor­tie de son vil­lage, de sa propre tribu et ses tabous de « blancs », se pose donc ici des ques­tions sur l’altérité dans une Afrique où l’exotisme n’a rien d’un paradis.

Il ne faut pas limi­ter le roman à la des­crip­tion ou l’évocation de l’ (ou d’une) Afrique ni le ren­voyer à du bio­gra­phique ou de l’événementiel. De telles lec­tures revien­draient à réduire la fic­tion à son palimp­seste de mémoire. Or le texte devient un déclen­cheur. Il pro­voque la déstruc­tu­ra­tion de la réa­lité vue et éprou­vée au pro­fit d’un groupe qui se légende lui-même à l’époque où pour­tant les manières de pen­ser s’ouvrent. Contre les cli­vages — et à l’image du fleuve Ntem de l’espace roma­nesque -, la créa­tion ver­bale char­rie des illu­mi­na­tions. Le lan­gage rend pré­sent ce que les sté­réo­types veulent entra­ver. Il met des points sur leurs I et redonne au corps blanc comme au corps noir une iden­tité renou­ve­lée. Preuve que le « je » peut être « un autre » d’une cou­leur et d’un sexe dif­fé­rents sous un cou­chant où flam­boient les façades incen­diées de la forêt équa­to­riale. Le soleil y sombre : mais plus il s’efface, plus une vérité nou­velle se fait jour. Elle pousse chaque être à recon­qué­rir son iden­tité.
Contre une repré­sen­ta­tion nébu­leuse du réel, Marie Dar­rieus­secq n’oublie jamais que la vérité du monde est affaire de mots et non d’images. Son roman éva­cue ce que ces der­nières cachent sous feinte d’apparence. Dès lors, que l’écriture soit envi­sa­gée comme une acti­vité esthé­tique liée au simple plai­sir indi­vi­duel ou qu’elle repré­sente une fic­tion com­pen­sa­trice dans un monde désen­chanté et ratio­na­lisé, cela ne change rien à sa puis­sance poten­tielle. Il convient cepen­dant de com­prendre qu’elle n’illustre rien mais avance. Les mots déchirent des peurs fan­tas­mées même si le texte ne per­met jamais tota­le­ment de détour­ner des mar­queurs sexuels ou pig­men­tés. Mais il peut faire mieux : à savoir les célé­brer comme pas­sage et non fer­me­ture. Le lan­gage dans ce cas pro­pose la “contre hys­té­rie” chère à Lacan.
Marie Dar­rieus­secq prouve qu’écrire revient à explo­rer sa propre étran­geté et sa propre alté­rité comme celles des autres. Son nou­veau roman est une fois de plus une moda­lité d’intervention non sur les choses, mais sur le sen­ti­ment des choses en pro­po­sant “de l’autre et un autre côté de l’autre”. Plus besoin ici du recours à la phi­lo­so­phie et à la spi­ri­tua­lité. La quête roma­nesque est orga­nique. Le lan­gage reten­tit depuis le ventre et laisse sur­gir vivantes les arai­gnées de la tête. La roman­cière se confronte en consé­quence — et depuis Truismes- aux tabous, à notre corps et sa conscience animale.

jean-paul gavard-perret

Marie Dar­rieus­secq, Il faut beau­coup aimer les hommes, P.O.L., Paris, 2013, 320 p. - 18,00 €.

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