Jérusalem inspire une littérature qui s’entasse, s’empile jusqu’à la nausée ou jusqu’au vertige ; au choix. Des milliers de spécialistes sont capables, de manière pertinente et très informée, d’exposer tous les facteurs et paramètres qui font de Jérusalem un lieu de tensions. Pèlerins, militants ou partisans, le rapport à Jérusalem est souvent déterminé suscitant des discours évidents et marqués. La littérature sur Jérusalem ne peut être détachée de l’affrontement géopolitique. D’un côté la prise de distance permet l’analyse objective ou la rêverie, de l’autre le vécu, support du témoignage peut servir et justifier toutes les prises de position. Les arguments sont affûtés, les risques du déjà vu, déjà connu demeurent : ce stérile déjà lu. Reste une troisième veine, celle du neutre en situation, celle de l’étranger déconcerté : lire par exemple la Chronique de Jérusalem de Guy Delisle ou encore le caustique et savoureux Jérusalem, mi-figue mi-raisin de Jacques-Emmanuel Bernard. Le nouveau récit de Justine Augier se place dans cette veine-là, riche, sensible et fertile : face à Jérusalem, assumer une position ahurie. La voilà, l’expérience.
Suspendre son jugement pour laisser l’autre se découvrir. Justine Augier vient de passer plusieurs années à Jérusalem. Son livre est né des rencontres qu’elle a faites et son récit porte avec délicatesse plusieurs voix. E. est une femme qui a traversé le siècle dernier, de l’Afrique du Sud à Jérusalem en passant par Paris. Femme forte, libre ; une ancienne. S, belle palestinienne née à Abu Dhabi, a vécu en Angleterre et vit maintenant dans un quartier de Jérusalem Est. O est un rappeur d’un camp de réfugié et N milite pour la paix et manifeste régulièrement contre la construction de nouvelles colonies. Leurs voix se croisent au fil des pages. Ils ne se sont jamais rencontrés. Leur identité ne compte pas ; mais leur parcours, leur existence, si.
Car Jérusalem est un monstre qui se nourrit de certitudes identitaires. Pourtant, ceux qui l’habitent sont fragiles et vulnérables. Une voix épaisse, un peu cassée. Un pull trop court. Des joues pâles criblées de minuscules taches brunes. Une bouche un peu alourdie par le froid. Autant de destins, de portraits, de rencontres éphémères parce que l’on appartient à un autre monde. C’est là toute la beauté du texte et de cette démarche. Un avant, un après, et ceux qui restent.
Jérusalem, c’est une histoire de lieux habités. Sheikh Jarrah, Shuafat, Abu Tor… autant de lieux que l’on comprend doucement, qui ne sont pas que des noms, qui ont leur agencement, leurs logiques et leurs ambiances… Le camp de réfugiés gris et muré est adossé à la colonie géante de Pisgat Zeev. Dans la colonie d’Har Homa, « posée comme un gros escargot sur la colline » vit le frère de N, qui ne ne connait pas les noms de villages très proches, mais « tant qu’ils sont tranquilles avec nous, on est tranquille avec eux. » On pénètre l’intimité d’un ennemi familier. Etat de guerre… Aux Palestiniens « d’oublier leur cartographie et de commencer à mémoriser la nomenclature israélienne des cartes » (Anton Shammas.)
Le Jérusalem de Justine Augier est autant situé dans les cartes qu’il est un voyage hors des cartes. Car les cartes, outils de guerre, figent les acteurs dans leurs positions et appartenances. On ne se rencontre pas sur une carte. Ce portrait compose une anti-carte ; il n’est pas le dessin d’un rêve utopique mais plutôt un récit attentif, une ouverture dans un champ de mines.
Nourri d’abondantes références et de citations littéraires, le récit vient rappeler combien les mots sont importants. Ya’ani, la langue est matière vivante. Brute. Et nous avons par exemple besoin d’Amos Oz, d’Aharon Apelfeld et de Mahmoud Darwich pour nous dire un peu plus et un peu mieux ce que nous sommes et, plus important encore, ce que sont les autres. L’espace même et unique de la rencontre, c’est le texte.
Le séjour touche à sa fin, l’écrivain public a fait son oeuvre. Dans la ville du jugement dernier, il est essentiel de le laisser suspendu…
Justine Ogier, Jérusalem, portrait, Actes Sud, Coll. un endroit où aller, Arles, mai 2013, 164 p. — 18,00 €.