Cet ouvrage hybride qui tient au creux de quelques heures de lecture a la douce clarté d’une lumière d’automne…
Prix du Petit Gaillon 2004
Se transportant, en manière d’avant-propos, à la lisière d’une forêt fictive où son bon plaisir met en présence Robert Desnos, Marcel Duchamp et John Cage, Pierre Lartigue semble présenter son livre comme une aimable fantaisie — et invoquer en guise de justification plus concrète à son choix un goût marqué pour les champignons ne suffit certes pas à changer la promenade esthético-sylvestre qui s’annonce en essai critique aussi austère qu’érudit. Le lecteur est alors en droit de s’attendre à une sorte d’errance littéraire où les trois artistes, transposés en personnages de fiction, seraient livrés à quelque aventure mycologique au cours de laquelle iraient bon train leurs conversations et leurs jeux de langage. Rien de cela en vérité : sous couvert (les frondaisons ne sont jamais loin..) de souvenirs personnels ranimés — Je voulus naguère habiter Compiègne. ; Depuis des années je tourne autour du Grand Verre. ; J’ai aimé l’automne où les danses apparurent comme des champignons après la pluie. — l’auteur taille insensiblement le chemin vers quelques moments significatifs de la vie des artistes évoqués. Mais ce n’est pas non plus un assemblage de brèves biographies qui se ramifieraient à partir d’un tronc autobiographique : très vite le propos glisse vers l’analyse critique…
Desnos, Duchamp, Cage : tous trois ont joué avec les mots, les sons, les matières, les formes et les couleurs selon des principes mathématiques et mécaniques — à travers eux l’art poétique, musical ou plastique apparaît comme une entreprise de haute ingénierie dont Pierre Lartigue entreprend de nous révéler les arcanes. Et à ce titre oui, son livre est un “essai” — comme tel il analyse, cite, convoque à l’appui de ses développements d’autres artistes, d’autres critiques ou historiens, propose des images… Minutieuses et savantes déconstructions d’œuvres qui sont elles-mêmes de savants échafaudages déconstruisant les normes et les attentes pour élaborer du neuf.
Mais pourtant comme il est loin, ce court ouvrage qui tient dans le creux de quelques heures claires de lecture, comme il est loin disais-je, de ces volumes rébarbatifs commis par d’éminents théoriciens se complaisant dans un jargon abscons et prétendant, à coups de phrases contournées et étrangères à tout entendement, mettre au jour les soubassements des intentions artistiques et la raison d’être des œuvres… Le verbe de Pierre Lartigue a cette clarté, cette convivialité raffinée que seul peut arborer un poète parlant d’autres poètes. Il y a, dans son phrasé, dans sa manière de conduire son propos, quelque chose, en effet, du chercheur de champignon : d’abord tranquille et d’allure folâtre — le bien-être tranquille de celui que bercent l’air frais et les senteurs d’humus — le discours, dès l’œuvre abordée, devient précis, net, démonstratif mais toujours fluide — le geste sûr et délicat qui va cueillir avec précision le délice mycologique aussitôt celui-ci décelé sous les feuilles mortes.
Jusqu’au bout, jusqu’à cet “envoi” qui n’en est pas un stricto sensu — ni strophe de quatre vers fermant une ballade ni hommage manuscrit de l’auteur — clôturant le livre, Pierre Lartigue laisse planer sur son texte — hybride à mi-chemin entre la biographie et l’essai critique, incrusté çà et là d’allusions autobiographiques lui conférant le ton feutré d’une confidence intim(ist)e — ce “trouble identitaire” qu’induit déjà le titre. Un trouble bienvenu, et doux à qui sait s’y abandonner…
Les familiers et les spécialistes de Desnos, Duchamp ou Cage trouveront sans doute dans ces pages des subtilités, des profondeurs qui demeureront cachées aux profanes — dont je suis. Mais ceux-là auront tout de même le plaisir de lire une prose légère, élégante, goûteuse, qui ne renonce jamais — fût-ce au plus complexe d’un raisonnement analytique — à ses poussées poétiques ni aux souvenirs personnels teintés de bonheurs et de nostalgies.
Devant un monotype de Cage, Variation III 17, Pierre Lartigue dit :
Je rêve, et mon rêve s’en remet à l’assemblage de présence et d’absence, à ces traces légères de poussière et de pluie…
et peut-être ce rêve donne-t-il la clef de toute œuvre d’art : faite de présences manifestes et d’absences creusées dont les secrets s’ouvrent différemment selon qui regarde, écoute, ou lit, elle n’a d’autre fonction que de susciter le rêve — une fonction majuscule et atemporelle qui prévaut contre tout jugement de valeur…
isabelle roche
Pierre Lartigue, Rrose Sélavy… et cætera, Le Passage, 2004, 192 p. — 16,00 €. |
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