Carl Kollhoff, malgré ses soixante-douze ans, effectue chaque soir un parcours à travers le centre-ville, un monde limité qu’il n’a pas quitté depuis trente-quatre ans, pour porter des livres à son réseau de lecteurs. Le premier est Christian von Hohenesch qui ne lit que de la philosophie. C’est un homme très fortuné qui ne sort pas de chez lui. Pour Carl, qui depuis l’enfance aime donner à ceux qu’il fréquente les noms de personnages littéraires, Christian est Mr. Darcy d’Orgueil et préjugés.
Puis, il retrouve Andrea Gremmen, appelée Effi Briest, héroïne éponyme d’un roman de Theodor Fontane. Elle n’apprécie que des drames qui se terminent de façon tragique.
Un chat maigre le rejoint dans sa tournée. Il est surnommé Chien parce qu’il se comporte comme son cousin canin. Et Carl poursuit sa tournée chez Fifi Brindacier, Hercule, … Il connaît les goûts de ses clients et choisit pour eux. Son parcours est bien ordonné car il ne veut pas perdre de temps. Il a aussi des livres à dévorer.
C’est sur la place de la Cathédrale, un point de passage obligé, qu’il a la sensation d’être observé. Un soir, se matérialise près de lui une petite fille qui règle son pas sur le sien. Elle dit s’appeler Schascha, qu’elle a neuf ans. Surpris, il lui demande si elle n’a pas peur de marcher avec un inconnu. Pour elle, il n’est pas un inconnu, elle l’observe depuis longtemps et elle l’a appelé Le Passeur de livres.
Sa présence va bouleverser bien des choses qui semblaient immuables…
Conte, parabole, fable, comédie, chronique sociale, ce livre réunit toutes ces catégories. C’est un hymne à la lecture, aux livres, au bien-être que l’on retire de leur compagnie, de leur fréquentation. Mais c’est aussi un regard amène sur ces lecteurs qui s’enferment dans une solitude, un isolement social. Est-ce parce qu’ils n’ont pas de vie sociale qu’ils s’immergent dans celle de personnages ? Ou est-ce parce qu’ils ont le goût de la lecture, des univers qu’ils découvrent, qu’ils se retirent de la société ?
Qui de l’œuf ou de la poule ? « Il aurait pourtant aimé discuter longuement des livres et des auteurs avec Carl, en qui il voyait un homme cultivé et raffiné, une âme sœur. Mais avec le temps, il avait perdu l’usage des mots d’invitation. »
Et le conteur intègre un trublion dans ce monde figé, englué dans des habitudes, des freins. Il compose un couple improbable avec ce vieil homme et de cette fillette pétulante qui a réponse à tout. Elle va faire sauter des verrous. L’auteur propose un récit touchant, riche en émotions comme en facéties, qui l’on suit avec intérêt, pressé d’aller vers un dénouement que l’on espère heureux.
Avec l’habitude de son héros de donner des noms de personnages de littérature, il propose nombre de références littéraires facilement accessibles. Il entoure ses héros de personnages secondaires fort bien campés, aussi bien des avides de lecture que leurs contraires, ceux-ci ayant d’autres centre d’intérêt ou n’ayant rien d’autre que ce que leur propose leur quotidien.
Avec Carl Kollhoff, Carsten Henn rend un bel hommage aux vrais libraires, l’opposé des marchands de papier, qui offrent des conseils pertinents et guident des lecteurs hésitants. Le Passeur de livres, magnifiquement écrit et traduit, est une belle découverte pour ce couple de héros et pour ses différents niveaux de lecture.
serge perraud
Carsten Henn, Le passeur de livres (Der Buchspazierer), traduit de l’allemand par Sabine Wyckaert-Fetick, XO Éditions, septembre 2022, 270 p. — 18,90 €.