Eugène Durif, Meurtres hors champ

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Écrire ces quelques lignes sur la pièce d’Eugène Durif, Meurtres hors champ, s’avère un peu minu­tieux pour moi, car j’ai laissé ce texte infu­ser en moi en trois épi­sodes un peu dis­tants dans le temps avant que je m’applique à com­po­ser cette chro­nique. De ce fait, j’ai retenu l’essentiel, c’est-à-dire le sque­lette du mythe des Atrides, et par­ti­cu­liè­re­ment, celui d’Electre. Ici, pas de vraie Electre, mais plu­tôt deux per­son­nages mas­cu­lins, Oreste et Pylade.
Une nou­velle fois, E. Durif se consacre au monde mythique en abor­dant la brû­lante ques­tion de la tra­gé­die par le lan­gage (plus que par l’espace décrit par des didas­ca­lies qui sou­vent sont lues comme une réplique par le Coryphée).

Outre le scé­na­rio de l’histoire ori­gi­nelle, l’importance est don­née à la poé­sie avec son lot de mys­tère et de recherches qui exigent une lec­ture atten­tive — et à la scène une lumi­no­sité rouge, pourpre comme le sang. Néan­moins, la com­plexité inhé­rente à coudre un poème, une langue poé­tique, sur un récit dra­ma­tique, réside dans la concep­tion même de la dra­ma­tur­gie.
Le lan­gage poé­tique per­met d’approfondir l’insondable de deux âmes, qui ainsi, sont ici des âmes de papier, d’Oreste et de Pylade. Donc, une sorte de phy­sique du mal­heur ou une méta­phy­sique des humeurs humides (sur­tout vision du sang) de l’être mythique. Il y a moult cadavres sur la scène, cadavres qui semblent chauds et pleins d’une vapeur âcre.

Nous sommes donc dans le monde duri­fien, et cela en dépit de la charge du mythe, ou plu­tôt grâce à lui, où appa­raissent en fili­grane, par de petits ponts res­ser­rés sur une écri­ture poé­tique, des voies mul­tiples d’interprétation, des sen­ti­ments dio­ny­siaques… Il ne faut pas non plus igno­rer la puis­sance de ce drame — qui s’apparente plus à une tra­gé­die — avec sa une force exta­tique, son acmé que je qua­li­fie­rais de moments de kaï­ros, bas­cu­le­ment déci­sif où l’histoire se pour­suit.
Oui, un monde de bles­sures, le monde régres­sif de la dou­leur — et l’on devine tout autant la dou­leur des per­son­nages que celle de l’auteur. Mythe et réa­lité sont donc l’avers et le revers de l’existence dra­ma­tur­gique des pro­ta­go­nistes de la pièce. Ils sont pleins de sang ; or ce sang de papier, ce sang de scène est sacré, confine à une espèce de mys­tique (on pense là à Georges Bataille).

LE GUIDE-CORYPHÉE. Le meurtre est en marche,

on ne l’a pas vu venir, mais

les chiennes fouisseuses

fouaillent les chairs

des vivants. Où le passage

des morts et des vivants ?

En atten­dant,

corps mal recousus,

lais­sés sur la place publique

pour la figuration.

Un leurre de tragédie

avant que les mots

retrouvent un peu de poids,

simples images en attendant,

la trans­pa­rence, l’immédiateté

des images, zoom sur la couture

des corps.

 

Derrière l’écriture du mythe, il y a une vision, un uni­vers où vie et mort ne font qu’un, donc c’est sur­tout l’angoisse qui est dési­gnée et jetée parmi des impres­sions un peu simi­laires au drame violent de Titus Andro­ni­cus. Ce qui compte, ce sont les humeurs humides de la réa­lité des corps, qui com­battent mora­le­ment pour le pres­tige de la chair, chair qui au théâtre est de nature poreuse (acteurs certes, mais acteurs de « papier »).

ORESTE. J’ai trop sucé au sein le sang pourri de ma mère.

Plus de cœur, la tête ailleurs mais la voix qui chante. S’éteint pas facile celle-là. Une porte, une porte qui me sépare de l’endroit où je dois aller. La clé est tor­due. Et même si j’arrivais à l’ouvrir, der­rière, un mur, et moi, par­ler aux murs, à la fin, ça m’épuise.

Les traces, je ne suis pas sûr qu’on puisse les effa­cer toutes. Non, je ne crois pas.

Ou

PYLADE. Je me suis réveillé, endormi, réveillé. La même phrase qui reve­nait. En gros : « A qui s’éloigne du poème et de sa pos­ture, la poé­sie se donne par­fois fugi­ti­ve­ment. » Et un type au comp­toir du café a dit : « Il ne fau­drait jamais voir le jour. »

Folie, déré­lic­tion affec­tive, pleurs, san­glots, parole sacrée. C’est la toile de fond de ce texte, et l’on pense tout aussi bien à Kol­tès, Bern­hard ou Beckett pour cette écri­ture dont le pes­si­misme capi­teux entou­rant vie et mort, se jette vers nous comme une intrigue à la fois froide et pro­fonde. De plus, l’auteur prend par­fois de vraies liber­tés sty­lis­tiques qui ali­mentent cette écri­ture duri­fienne, entiè­re­ment por­tée vers le poème, le lan­gage.
C’est cette union presque reli­gieuse de l’écrit et des corps, qui se den­si­fie dès les pre­mières répliques (le cory­phée disant les didas­ca­lies). À nous de pur­ger nos pas­sions, de vivi­fier pitié et crainte comme un soin, et au besoin boire ce phar­ma­kon à notre por­tée intellectuelle.

lire notre entre­tien avec l’auteur

didier ayres

Eugène Durif, Meurtres hors champ, éd. Actes Sud-papiers, 1999 — 7,50 €.

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