Biographie : Eugène Durif, dramaturge et écrivain français, est né à Saint-Priest (Rhône) en 1950. Il a publié des articles et des textes sur la littérature, le théâtre, la peinture, dans des journaux et des revues. Depuis 1987, il se consacre à l’écriture (poésie, roman, textes pour la radio et pièces de théâtre). Il fonde avec Catherine Beau la Compagnie L’envers du décor. Comme comédien, il a notamment joué en compagnie de Robert Cantarella (Grand et Petit de Botho Strauss), Jean-Michel Rabeux, Diane Scott, ou de Jean-Louis Hourdin, pour ne citer qu’eux.
Didier Ayres : Comme l’on disait dans les années 70 : « d’où ça parle ? ». Ainsi, Eugène, peux-tu nous décrire à gros traits d’où tu viens ? Quelle est ta naissance ? As-tu reçu on non une éducation particulièrement portée sur les lettres ? Tes parents t’encourageaient-ils ?
Eugène Durif : Ma famille n’a aucun rapport avec la culture — la culture telle qu’on la connaît -, mais une culture particulière, paysanne, ouvrière, avec un mélange de christianisme et de militantisme de gauche. Mon père a travaillé dans la fonderie d’une usine qui s’appelait Berliet, devenu RVI à Vénissieux, énorme usine, où pratiquement toute la région travaillait — les trois-huit, ouvriers acheminés par des cars. C’était très dur, violent, épuisant. Comme mon père avait été paysan, il a réussi à devenir jardinier à l’hôpital psychiatrique Saint Jean de Dieu à Lyon. Moi, j’y ai travaillé un peu comme aide-soignant et y ai rencontré Stanislas Rodanski [Bernard Glücksmann, dit Stanislas Rodanski, né en 1927 à Lyon, mort en 1981, poète et romancier surréaliste], qui était interné là-bas.
Est-ce lui l’élément déclencheur de ta vocation pour les arts et l’écriture ?
Dans cet hôpital, il y avait des gens déclassés de la bourgeoisie lyonnaise dont les familles payaient l’internement, envoyés là-bas dans des services spéciaux où ils avaient leur propre chambre. Certains très cultivés. Un surtout, me prêtait des livres de Flaubert, de Balzac. J’ai rencontré un jour quelqu’un de sa famille et je me suis aperçu qu’elle ne connaissait pas l’existence de ce parent interné. Cette famille avait effacé jusqu’à son nom. Il n’existait pas. N’avait jamais existé.
Et le monde des livres t’est alors venu par l’école ?
Petit, j’ai commencé assez tôt à lire, sans y être incité. Puis il y a eu, c’est vrai, cet apport déterminant de l’école. À l’époque, le livre de poche apparaissait. J’ai commencé à lire plein de bouquins, j’étais très demandeur de lecture. J’ai été scolarisé dans une école de la banlieue Est de Lyon où je vivais, où beaucoup d’enfants allaient ensuite à l’école Berliet RVI, pour devenir apprentis et travailler à l’usine. Comme j’étais considéré comme un « bon élève », on m’a envoyé dans un « bon lycée » du centre de Lyon, très bourgeois et ce n’était pas facile, car tout me ramenait à une difficulté de m’adapter à un monde qui n’était pas le mien, à un langage qui n’était pas le mien
Du reste les niveaux de langue sont une problématique pour un personnage de théâtre, n’est-ce pas ?
Je me souviens que, concrètement, les mots n’avaient pas le même sens parce que d’une classe sociale à l’autre on n’emploie pas les mots de la même façon. C’était quelque chose que je ressentais profondément. (Et que je ressens encore). J’étais plutôt bon élève en français (pas du tout en maths), mais après, à un moment, j’ai décroché totalement de l’école. J’ai eu des problèmes, on m’a filé des médicaments. Je n’allais pas bien dans la vie, j’étais très angoissé, mal. Je suis parti du lycée, décrochant beaucoup comme on dit aujourd’hui, et faisais de longs voyages en auto-stop avec un certain romantisme littéraire un peu naïf. M’identifiant beaucoup au mouvement beatnik et allant même jusqu’à rejoindre en 68 le Living Théâtre à Avignon [troupe de théâtre expérimental créée en 1947 à New York par Judith Malina (1926–2015) et Julian Beck (1925–1985)].
Tu te souviens de ton premier texte ou d’un poème… ?
J’en ai écrit plein mais je les ai perdus et je le regrette. J’écrivais beaucoup de poésie, j’étais passionné. J’espérais rencontrer des personnes intéressées par la poésie mais il y en avait peu autour de moi. Heureusement, quand j’ai eu une vingtaine d’années, j’ai rencontré Patrick Laupin [écrivain né en 1950], Roger Dextre [né en 1948, poète], Henri Poncet [1937–2015, fondateur des éditions Comp’Act et l’Act Mem]. Je participais avec eux (et d’autres) à la revue Actuels. Le théâtre a tout de suite pour moi été assez présent. J’avais commencé à faire du théâtre amateur. Déjà il y avait une histoire dans ma famille avec le théâtre amateur.
En tant qu’apprenti comédien ?
Oui, j’en ai fait aussi comme ça. Si tu veux, plus ou moins avec le milieu universitaire. J’ai rencontré Bruno Boëglin [né en 1951, auteur et metteur en scène], avec lequel j’ai un peu travaillé, et un metteur en scène, Bruno Carlucci [né en 1941, fondateur en 1965 du Théâtre de la Satire] m’a commandé un texte, j’avais une vingtaine d’années (c’était absolument hallucinant), pour adapter le Ulysse de Joyce. Je me suis lancé dans cette aventure pendant un an avec l’aide amicale d’un spécialiste de Joyce à Lyon, Jacques Aubert [professeur émérite des Universités, éditeur des œuvres de James Joyce et de Virginia Woolf dans la Pléiade]. J’allais à son séminaire et il m’a beaucoup aidé dans cette tentative. Finalement la pièce a été écrite, j’en ai encore un exemplaire, mais n’a jamais été montée. Cela m’est resté et d’ailleurs j’ai continué à lire Joyce, qui m’a toujours passionné… À l’invitation de la bibliothèque de La Sorbonne, j’ai fait une intervention autour de Giacomo Joyce, un texte court et très beau de Joyce et à partir de là, il y a quelques années, j’ai écrit un texte de théâtre autour de la relation de Joyce et de sa fille, Le cas Lucia J., (publié en hors-série dans la revue Frictions) ; puis un roman, Lucia Joyce folle fille de son père, qui vient d’être publié aux éditions du Canoë.
L’hôpital a-t-il été un sujet que tu as pu développer dans ton travail de dramaturge ?
Nous faisions du théâtre amateur dans l’hôpital avec mon père et des malades mentaux. C’est très présent l’hôpital dans tout ce que j’ai écrit. Comme le rêve d’un lieu où se poser, ne plus avoir à affronter le monde. Mais bien sûr, c’est un leurre…
C’est le cas aussi de la clinique de La Borde du docteur Oury où chaque année il y avait un spectacle monté par les patients.
Oui, je connais bien. Ce n’était pas dans ce genre-là, c’était très chrétien à l’époque, c’était des Frères qui tenaient ça, tu vois, un peu saint-sulpicien. Je me souviens d’avoir joué le rôle d’un petit ramoneur à qui la Vierge apparaissait. Mon père qui ne lisait pas, aimait beaucoup le théâtre, adorait ça, et s’intéressait au patoisant lyonnais. Par exemple, les monologues de La Mère Cottivet, une sorte de personnage de concierge joué par un homme pour ce rôle féminin et qui raconte des histoires en patois lyonnais. Il les reprenait, cela me fascinait. Un jour, j’aimerais faire un spectacle où je parlerais de mon père et de La Mère Cottivet.
Puisque tu parles de patois, donc d’une appréciation de la langue particulière, pourrais-tu définir la relation de l’écrivain avec la voix ou le corps du personnage ? Au théâtre, comment saisis-tu tes personnages en tant qu’écrivain ?
En fait, dès que j’ai commencé à écrire, j’ai écrit beaucoup de poésie, et ensuite j’ai voulu écrire de la fiction. J’avais l’impression qu’il y avait au-dessus de moi tellement de choses que je ne pouvais pas dépasser. Le théâtre m’est venu en même temps que la poésie, deux choses qui sont pour moi en liaison avec l’oralité et qui étaient beaucoup plus faciles parce que je venais d’un monde où l’oralité primait. La première pièce que j’ai écrite, Tonkin-Alger, se passe dans un quartier de Villeurbanne pendant la guerre d’Algérie qui s’appelle vraiment Le Tonkin, qui a été complètement rasé depuis. Les personnages sont des appelés du contingent, et c’est si tu veux tout un truc sur la façon dont on ne parle pas de la guerre d’Algérie pendant la guerre d’Algérie, des gens empêchés dans la parole. Cela me passionnait. J’ai aussi travaillé dans cette pièce sur le langage amoureux de cette période, à partir du roman-photo, de ce qu’on lisait autour de moi. Parallèlement, j’avais un besoin de paroles très lyriques, contradictoires, complètement avec ces tentatives d’approches du quotidien.
Un théâtre épique ?
Je rêve aussi — j’avais rêvé de beaucoup de textes épiques ou lyriques que j’ai tentés d’écrire, une pièce qui existe toujours, L’arbre de Jonas. En même temps, j’étais coincé dans cette contradiction, le désir de faire entendre une parole, celle de ma famille, par exemple, ou celle de gens qui n’ont ni la parole ni l’écriture, et en même temps le souhait d’une écriture lyrique, baroque. Comme un déploiement de l’écriture. Je n’ai d’ailleurs toujours pas résolu cela. Mais c’est avec des contradictions qu’on écrit, qu’on tente d’avancer.
Sans que cela soit un théâtre politique, engagé et montrant que c’est engagé ?
Non, cela n’a jamais été mon souhait, mais il y a deux pièces très « radicales » que j’ai écrites : Pochade Millénariste — c’était avant l’an 2000, une histoire de marginaux chassés de la ville, manifestation qui se transforme en opérette dans la rue sur la mondialisation — ou B.M.C. (Bordel Militaire de Campagne), pièce dans laquelle Anne Alvaro [née en 1951 à Oran, actrice] a joué le rôle d’une prostituée qui parle de la guerre d’Algérie. Pochade Millénariste devait être jouée à Avignon par des élèves du TNS pour lesquels j’avais écrit cette pièce. Je ne crois pas écrire un théâtre politique du tout, je n’ai aucune certitude. (Ou alors dans un sens très large du mot « politique »). Ce qui m’intéresse, ce sont les contradictions des personnages (elles reflètent sans doute les miennes). Et aussi l’écriture, les ruptures de rythme, les registres qui se mêlent sans hiérarchie de genre. En tout cas, ce n’est pas un théâtre militant. Je déteste dans le théâtre contemporain les pièces au premier degré, les pièces « Bisounours », bien-pensantes.