Les éléments d’une tragédie grecque
C’est dans un monde futuriste, quelques siècles après la Chute du Vieux Monde, qu’Emmanuelle Pirotte choisit de placer son nouveau récit. Le Nouveau Monde est gouverné par les femmes, celles-ci ayant une réputation de sagesse. Et les humains se partagent entre Gadgés sédentaires et Gypsies nomades.
Depuis quatorze ans, elle vit sur une île perdue de l’Atlantique. Elle est une sybille et elle écrit pour expier, pour revivre son passé, ce qu’elle a vécu dans le monde pendant trente-cinq ans. Sol, un vieil homme mutique est sa seule compagnie. Elle a été une reine d’Écosse.
Milo a vingt ans. C’est un Gypsie, un nomade. Il a élevé Faith, s’occupant d’elle quand il était un gamin et elle un bébé. Des liens très forts les unissent. Milo laisse planer un doute même si Faith devant toute la tribu a affirmé, lorsqu’elle avait huit ans, qu’elle l’épouserait. Ils font partie d’une troupe de nomades, les Britannia, qui parcourent les grandes étendues qui constituèrent l’Europe jusqu’à l’Est sauvage. Milo porte en lui une tension qui favorise des attitudes extrêmes. Ses rapports avec Faith sont très difficiles. Et un jour, volontairement, elle en fait un marhiné, un intouchable, un maudit. Les lois de la tribu dictent le bannissement.
Commence alors pour le jeune homme une errance, seul, dans un monde inconnu. Et de quels crimes cette sybille est-elle responsable pour s’être placée, volontairement ou non, en exil ?
Trois personnages principaux portent l’histoire, Faith, Milo et la sybille, qui avait pour nom Alba dans son ancienne vie. De nouvelles sociétés humaines se sont créées comme les cinq royaumes du Nord dirigés par des Reines. Des tribus nomades parcourent les immenses territoires qui composaient l’Europe géographique du Vieux Monde, croisant les ruines de la civilisation disparue.
Si l’on perçoit très vite les liens problématiques qui unissent Faith et Milo, ceux qui peuvent relier la sybille au couple sont plus improbables et moins faciles à appréhender. Ce trio est entouré d’une belle troupe de protagonistes secondaires à qui la romancière a donné une belle épaisseur.
Cette épopée permet à l’auteure d’installer le cadre de jalousies, tensions amoureuses, filiations cachées, prophéties et volonté de vengeance. Les routes de l’exil donnent l’occasion de découvrir d’autres sociétés, alors que peu à peu se dévoile une intrigue dont chaque élément s’emboîte avec maestria.
Parallèlement, Emmanuelle Pirotte nourrit son récit de légendes explicitant, par exemple, la renaissance de l’humanité après que l’ancienne ait disparu. Par contre, elle ne livre aucune explication sur les causes de l’extinction de civilisation ancienne.
Si, dans son histoire, elle donne le pouvoir aux femmes, elle n’est ni angélique, ni dupe de la capacité que possède le pouvoir à changer les gens. Ne fait-elle pas dresser par la sybille le portrait suivant : “Je sais qu’une femme peut se montrer abjecte, retorse, envieuse, fourbe, d’une patience diabolique, destructrice et narcissique ; c’est une créature nuisible et prédatrice. Je le sais parce que cette créature, c’est moi.“
Avec une écriture élégante, un style recherché, elle dresse des portraits, explicite des situations, décrit des lieux, et les coutumes de ces nouvelles sociétés. Il en résulte un roman à l’intrigue foisonnante, captivant de bout en bout pour la tension qu’elle fait croître jusqu’à un dénouement singulier.
serge perraud
Emmanuelle Pirotte, Les Reines, le cherche midi, coll. “Cobra”, août 2022, 528 p. — 21,00 €.