En ouvrant ce livre, il faut abandonner la pure lecture de théâtre. Car nous sommes devant une forme qui se joue de la doxa académique du texte de théâtre. Au profit de la découverte d’une parole, de paroles venant du monde ouvrier, et qui par le talent de l’auteure Jeanne Béziers, nous invitent à une dramatisation de la cause des laborieux.
Nous sommes bel et bien quand même dans le registre dramatique. Et cette pièce est un témoignage au carré, un témoignage de témoignages.
Nous croisons des sujets tel le travail en usine, la guerre, les amitiés, le village. Et ce discours nu fonctionne naturellement comme une dramaturgie non pas décidée, mais infuse, cachée peut-être aux interlocuteurs eux-mêmes. Il est d’ailleurs très saisissant de voir comment le récit de ces différentes personnes sonne comme différents personnages.
Cette parole de la parole sortant de la bouche de personnes réelles, ou redire devient le dire, pourrait s’apparenter à la Boîte de Pandore, car les souvenirs de cette population jaillissent parfois avec des larmes, et si Boîte de Pandore existe, il faut juste savoir que l’espoir reste au fond de la fameuse boîte. De boîtes, il est beaucoup question dans ces textes.
J’ai souvenir d’amoncellements de boîtes
des boîtes en carton
qui claquaient
pour mettre les bijoux
je me souviens de ma mère qui polissait
les coins des boîtes
à l’extérieur et à l’intérieur
pour que ça soit tout doux
que ça soit tout beau
[…]
Le principe ici de faire figurer les souvenirs de la classe ouvrière porte la langue théâtrale à jouer sur la plasticité de l’énoncé, sur le caractère poreux des vrais souvenirs. Ces personnes devenues personnages sans le savoir, produisent un effet spectaculaire, même si leur vie a été sans doute peu divertissante, et surtout laborieuse.
La collecte d’ailleurs est une pratique courante. On le connaît mieux en musique (Bartók et le folklore hongrois). Mais l’originalité de ces chroniques réside à avoir su faire glisser le témoignage vers le théâtre.
De plus, cette démonstration de la valeur intrinsèque des prolétaires, revient à faire confiance à la reconnaissance du drame des façonniers, des plébéiens, des aubains. Et cela apparaît comme un point de bâti sur la couture de la pièce.
Cette parole ouvrière en passe par le corps, les mimiques que l’on devine sous les propos.
J’ai ce souvenir
c’est celui du tombereau
la grosse charrette bleue
pleine de lavande
tirée par le cheval
ça grinçait beaucoup
parce qu’il en avait des tonnes
et toujours l’odeur
[…]
Il faut retenir surtout l’aspect très travaillé, cette finesse, ce point de dentelle, cette poésie propre et qui nettement oblige à regarder le prolétariat comme étant parfois la base d’une esthétique. Je laisse le dernier mot à un des anonymes de Valéras, commune du Vaucluse où ont été recueillies ces empreintes verbales.
On a grandi dans le retrait
le silence
on ne parle de rien
mais c’était là quand même
avec mes deux parents
ces boîtes
qui contenaient
tous les secrets
tous les silences
didier ayres
Jeanne Béziers, Chroniques de l’Enclave, éd. les bras nus, 2022, 160 p. — 14,00 €.