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III. 1984, le totalitarisme et le capitalisme
Si l’on peut très légitimement faire des parallèles entre la dystopie orwellienne et notre société actuelle, encore faut-il se garder de ne pas faire d’extrapolations exagérées et impertinentes qui ne reviendraient qu’à instrumentaliser cette œuvre et trahir la pensée d’Orwell dans l’objectif de prêcher ses seules opinions.
A. Les régimes totalitaires du XXe siècle
La première question à laquelle il faut répondre est bien de savoir ce que, à travers 1984, Orwell disait des sociétés qui lui étaient contemporaines. Nous savons en effet que beaucoup d’œuvres de science-fiction sont issues des craintes ou des désirs nés des réalités présentes que les auteurs extrapolent et projettent ensuite dans une dimension temporelle future, si bien qu’elles relèvent davantage d’un témoignage du présent rédactionnel plutôt que d’une tentative de prédiction du futur.
S’inspirant donc de son époque et très intimement éprouvé par les échecs que furent les tentatives de révolutions marxistes, instrumentalisées par des dictatures oligarchiques que soutenaient des élites intellectuelles pédantes et aveugles, Orwell a non seulement très bien saisi la nature du fascisme, mais également anticipé la période de guerre froide, avec l’affrontement d’oligarchies pour la domination du monde, sous couvert d’idéologie différente, puis le statu quo accompagné d’une course à l’armement.
Déçu par le régime totalitaire stalinien ayant dévoyé les idées de Karl Marx, et effrayé par le monstre que celles-ci avaient fait naître, Orwell s’en inspira très particulièrement. Entouré par toute une classe ayant fini, à terme, par composer une véritable oligarchie, le gouvernement stalinien avait en effet recours à de nombreux outils que l’on retrouve dans 1984 : la propagande ; la falsification du passé ; la dénonciation de complots, de saboteurs et de traîtres ; l’organisation de procès truqués ; la liquidation physique d’adversaires politiques ; l’embrigadement de la jeunesse ; ou encore un populisme séducteur en utilisant un ennemi commun clairement identifié pour faire naître un sentiment d’urgence et de légitimité. À ce titre “Big Brother” est une référence directe, tant physique que nominative, à Joseph Vissarionovitch Djougachvili Staline surnommé le “père des peuples” (отец народов) lequel était l’objet d’un véritable culte de la personnalité et permettait de donner une image bienveillante et paternaliste du pouvoir envers le peuple et favoriser ainsi son ralliement à la cause défendue par le Parti communiste.
Portrait géant de Joseph Staline dans la partie soviétique de Berlin en 1949
Orwell reprend le principe du culte de la personnalité du leader politique, ainsi que la société militaire et propagandiste des régimes fascistes : slogans, cérémonie et parades militaires, banderoles, bannières, processions, uniformes, etc. Il reprend également le champ lexical du communisme (camarade, Parti, prolétaire, comité, commissariat, etc.), ainsi que la façon de créer des mots-valises, en prenant les premières syllabes d’un groupe nominal : “Commarch”, par exemple, pour Commissariat aux Archives dans 1984, fait écho, par exemple, à la création nominale de “Sovnarkom” (Soviet Narodnykh Kommissarov, en russe translittéré : Conseil des commissaires du peuple).
Orwell s’inspire également des groupes d’éducation fascistes tels que les Jeunesses hitlériennes (Hitlerjugend) ou l’Union des jeunesses léninistes communistes (Komsomol pour Kommounistitcheski soïouz molodioji). D’ailleurs, l’uniforme décrit dans 1984 est exactement similaire à ces deux organisations d’embrigadement de la jeunesse : short, chemise et foulard. Il reprend également le procédé littéraire des journaux de l’époque qui glorifiaient de manière récurrente des “héros du peuple” présentés aux lecteurs comme des incarnations de l’idéologique politique et des modèles à suivre. C’est ainsi que Winston créait un héros dont le nom a une forte résonance slave : le camarade Olgivy, mort au combat, dont la vie exemplaire et ascétique depuis sa plus tendre enfance, était entièrement dévouée « vingt-quatre heures par jour au devoir »1, lequel n’avait ni famille ni distraction, n’ayant que les principes du Parti comme sujet de conversation et d’autre but dans la vie que la défaite des ennemis extérieurs et intérieurs.
De même, Orwell reprend les principes de l’architecture totalitaire typique de son époque, constituée d’énormes bâtiments administratifs qui s’érigent en bloc gris. Cette architecture monumentale néoclassique, destinée à abriter les organes politiques, devait écraser visuellement tout le reste. De la même façon, dans 1984, le gigantisme entretient la rumeur inquiétante et l’impression de contrôle et de toute-puissance de l’État oligarchique : « C’était une gigantesque construction pyramidale de béton d’un blanc éclatant. Elle étageait ses terrasses jusqu’à trois cents mètres de hauteur. […] Le ministère de la Vérité comprenait, disait-on, trois mille pièces au-dessus du niveau du sol, et des ramifications souterraines correspondantes. »2. Ainsi, l’architecture des ministères est effrayante, sans fenêtre, labyrinthique, austère, en acier, avec des mitrailleuses cachées dans des alcôves et des gardes armés.
Enfin, l’économie de pénurie rationalisée de 1984, entièrement gérée par le Parti oligarchique, n’est pas sans rappeler l’économie planifiée des régimes communistes. Toutefois, il faudra noter que, si à l’inverse l’économie capitaliste se veut être celle du “laisser-faire laisser-aller”, l’économie dite libérale n’en est pas moins planifiée par l’État. C’est en effet le parti politique au pouvoir qui prend toutes les dispositions nécessaires pour permettre au capitalisme de faire son œuvre : c’est l’État qui orchestre la privatisation des services publics, qui valide les plans de licenciement via la Direccte, qui instaure l’impôt à taux unique sur les revenus du capital (ou flat tax) et supprime l’impôt sur la fortune, etc.
B. Orwell était-il anti-progrès ?
Nous avons vu que, durant la première moitié du XXe siècle, la science-fiction étatsunienne était caractérisée par une foi crédule et toute capitaliste dans le progrès apporté par la sacro-sainte technologie, teintée d’une vision évolutionniste où les temps anciens étaient effroyables, tandis que les temps futurs seraient meilleurs et que la technologie améliorerait nécessairement la condition humaine en rendant les humains plus libres et plus heureux. Or, à l’inverse, la technologie imaginée par Orwell dans 1984 n’est mise au point et utilisée par l’oligarchie que pour mieux asservir le peuple. Marquée par la guerre et le totalitarisme oligarchique, elle ne doit répondre qu’à deux buts : annihiler définitivement la pensée indépendante et libre et conquérir toute la surface de la planète : « Le savant d’aujourd’hui est, soit une mixture de psychologue et d’inquisiteur qui étudie avec une extraordinaire minutie la signification des expressions du visage, des gestes, des tons de la voix, et expérimente les effets, pour l’obtention de la vérité, des drogues, des chocs thérapeutiques, de l’hypnose, de la torture physique, soit un chimiste, un physicien ou un biologiste, intéressé seulement par les branches de sa spécialité qui se rapportent la suppression de la vie »3.
Il est toutefois difficile de dire qu’Orwell était un auteur “contre le progrès”, tant la notion de “progrès” n’accepte pas d’opposé : par sa définition même, elle fait passer tous ses opposants dans le camp des réactionnaires passéistes souhaitant la régression plutôt que la progression ! Orwell était plutôt de ceux qui refusaient de s’aliéner à la thèse du « mythe moderne du progrès »4 tel que le scande le capitalisme, faisant croire que chaque époque est mieux que la précédente et que la fuite en avant inconsciente, matérielle et économique, est non seulement infinie mais nécessaire et surtout inéluctable, sans souffrir aucune contradiction sérieuse, aucune nuance ni aucune raison mesurée sous peine d’être condamné à n’être qu’un partisan de la stagnation dégénérescente. De même, Orwell reprochait surtout à ce mythe du progrès de ne viser que la sphère matérielle, au détriment de tout progrès moral, spirituel et social : « Ce serait une exagération que de dire qu’à travers l’histoire il n’y a eu aucun progrès matériel. Même aujourd’hui, dans une période de déclin, l’être humain moyen jouit de conditions de vie meilleures que celles d’il y a quelques siècles. Mais aucune augmentation de richesse, aucun adoucissement des mœurs, aucune réforme ou révolution n’a jamais rapproché d’un millimètre l’égalité humaine. Du point de vue de la classe inférieure, aucun changement historique n’a jamais signifié beaucoup plus qu’un changement du nom des maîtres »5.
Orwell n’était pas contre le progrès technologique mais, considérant que le but de l’oligarchie est de maintenir la société dans les inégalités, il doutait que la technologie du futur, dont la recherche et la création se trouvent inévitablement sous son égide, servirait un autre but que celui-là : asservir toujours plus et mieux le peuple, asseoir sa domination éternelle sur des classes dominées de plus en plus étroitement contrôlées.
Or, à la lecture et la compréhension de 1984, le lecteur ne peut s’empêcher d’effectuer une mise en perspective avec notre société actuelle, car bon nombre d’outils qu’Orwell imagine pour atteindre ce but d’une société inégalitaire de plus en plus contrôlée et asservie par une oligarchie font écho à ceux que les classes inférieures connaissent et éprouvent au quotidien dans notre réalité civilisationnelle actuelle.
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sophie bonin
Notes :