B. Le contrôle de la pensée
Si la société guerrière résultant de la guerre perpétuelle permet de maintenir assez facilement des états émotionnels négatifs propre à contraindre les populations à faire acte d’allégeance à l’oligarchie, le point le plus délicat sur lequel cette dernière concentre toute son intention et déploie un arsenal d’outils est le contrôle de la pensée. Car, si les états émotionnels se dévoilent facilement et donc peuvent faire l’objet d’un contrôle extérieur, ils peuvent également être l’objet d’un contrôle intérieur ; d’une simulation. En d’autres termes, si les états émotionnels sont identifiables, ils sont également falsifiables et les pensées profondes des individus leur demeurent inaccessibles. C’est pourquoi, à la jonction des sphères émotionnelles et réflexives se trouvent la surveillance et la punition, dont la direction revient au “Ministère de l’Amour” (ou Miniamour, qui correspond au pouvoir répressif) doté d’un panel de puissants instruments de contrôle.
La “Police de la Pensée” est ainsi chargée de s’assurer de la bonne orthodoxie des membres des classes supérieures et moyenne grâce à la notion de “facecrime” qui est le fait de ne pas réussir à contrôler ses émotions et, donc, de révéler par inadvertance une pensée déviante. La surveillance est ainsi permanente pour déceler l’idée même de l’interdit. Sachant en effet que la menace de la chute de l’oligarchie en place vient de ses propres membres comme ceux de la classe moyenne, le moindre écart de pensée est intolérable et tout est employé pour que la moindre pensée des individus des classes moyennes et supérieure soit étroitement surveillée et limitée et c’est la raison pour laquelle la puissance publique impose dans leur logement des “télécrans” qui assurent la double fonction de télévision et de vidéo-surveillance : « De sa naissance jusqu’à sa mort, un membre du Parti vit sous l’œil de la Police de la Pensée. Même quand il est seul, il ne peut jamais être certain d’être réellement seul. Où qu’il se trouve, endormi ou éveillé, au travail ou au repos, au bain ou au lit, il peut être inspecté sans avertissement et sans savoir qu’on l’inspecte. Rien de ce qu’il fait n’est indifférent. Ses amitiés, ses distractions, son attitude vis-à-vis de sa femme et de ses enfants, l’expression de son visage quand il est seul, les mots qu’il marmonne dans son sommeil, même les mouvements caractéristiques de son corps, tout est jalousement examiné de près. »1.
À côté des outils technologiques de surveillance, se trouvent également des agents et la circulation des citoyens n’est pas libre, mais entravée et contrôlée via la mise en place de laisser-passer, la présence de patrouilles de surveillance dans les gares et les rues chargées d’examiner les papiers d’identité et les passeports, ou encore un questionnaire auquel il faut répondre pour effectuer une distance supérieure à 100 km. Pour renforcer l’action de ces agents de surveillance publique et en introduire également dans la sphère privée, la délation est vivement encouragée dès le plus jeune âge, de même que les espions, amateurs ou officiels.
Cette surveillance est à la fois insidieuse et franche, puisque des affiches de propagande sont placardées et la rappellent à chaque instant par le slogan “Big Brother vous regarde”. Si le but est de surveiller en permanence tout le monde, c’est aussi de le faire sans que personne ne sache exactement quand, ni dans quelle proportion, afin que le doute crée un conditionnement paranoïaque, un habitus qui annihile toute pensée contraire au “bien pensé”. L’orthodoxie doit être telle que chaque individu doit avoir incorporé jusqu’à l’inconscience, voire jusqu’à l’instinct, tout ce qu’il convient de penser, de dire et de faire, selon les bons préceptes de la doctrine idéologique de l’oligarchie.
Dans un tel système, évidemment, l’opposition politique ne peut exister et les criminels politiques sont “vaporisés” dans l’ombre ; ils disparaissent, tout simplement. Le but est non seulement de faire taire les oppositions qui s’avèrent dangereuses en ce qu’elles pourraient éveiller les velléités contestataires dans l’esprit des gens, mais, plus encore, de ne pas en faire des martyrs avec une exécution publique.
Dans l’objectif de renforcer le contrôle de la pensée, l’une des stratégies d’ampleur mise en place par l’oligarchie est d’engendrer l’ignorance et la confusion. Pour ce faire, le “ministère de la Vérité” (ou Miniver), qui a la responsabilité des divertissements, de l’information, de l’éducation et des beaux-arts, dispose de nombreux outils, les trois principaux étant la “mutabilité du passé”, la “doublepensée” et la “novlangue”.
Premièrement, et comme le note Orwell, le principe de la mutabilité du passé permet d’assurer le caractère inébranlable de l’oligarchie : « La plus importante raison qu’a le Parti de rajuster le passé est, de loin, la nécessité de la sauvegarde de son infaillibilité […] le Parti ne peut admettre un changement de doctrine ou de ligne politique. Changer de décision, ou même de politique est un aveu de faiblesse. »2. Grâce à ce principe, non seulement l’oligarchie ne fait jamais aucune erreur, mais elle possède en outre une connaissance absolue de la Vérité que personne ne pourrait remettre en cause sous peine de déviance à l’orthodoxie.
Enfin, en procédant a un très scrupuleux travail d’anéantissement et de remaniement des preuves historiques, de falsification de l’Histoire, l’oligarchie abolit la connaissance de manière à ce que chaque individu se trouve plongé dans l’ignorance et l’aveuglement, et ne puisse remettre en cause la structure hiérarchique et le pouvoir oligarchique. En coupant ainsi la société de la connaissance historique, comme de la connaissance ethnologique avec la création de no man’s land, l’oligarchie peut donner l’illusion que son organisation étatique est la meilleure d’entre toutes et qu’elle permet une amélioration perpétuelle du niveau de vie, indépendamment de la réalité empirique3.
Concrètement, cette mutabilité est organisée dans les bureaux du “Commissariat aux Archives” (ou Commarch) dont la mission consiste à faire disparaître des éléments du passé (article de presse, annonce officielle, photographie, etc.). La falsification est poussée à un tel degré que, parmi le dédale de bureaux et la myriade d’experts et d’outils permettant le truquage, se trouvent même des acteurs spécialisés dans l’imitation des voix pour le doublage : « Jour par jour, et presque minute par minute, le passé était mis à jour »4. Orwell précise également que ces falsifications s’appliquent sur ce qui ne forme qu’un amas de mensonges, car tous les médias sont déjà des outils de manipulation contrôlés par l’oligarchie et leurs discours ne correspondent jamais à la réalité. Enfin, toutes les preuves de ces falsifications sont elles-mêmes détruites et les ordres de falsification ne s’avouent pas en tant que tels et se présentent, par un euphémisme périphrastique, comme un simple travail de correction de malencontreuses erreurs qu’il faut rectifier par souci de justesse.
En devenant inébranlable, l’oligarchie a mis fin à la dialectique civilisationnelle et, ce faisant, à mis fin à l’Histoire car, comme le scande son slogan : « Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé. » Afin de permettre aux esprits d’absorber toutes les contradictions et les paradoxes de l’oligarchie, ainsi que les contradictions mémorielles liés à cette temporalité unidimensionnelle et éviter le “crimepensée”, celle-ci a créé le concept de “Contrôle de la Réalité” (ou doublepensée en novlangue). La doublepensée est définie comme un mécanisme intellectuel qui consiste à : « Retenir simultanément deux opinions qui s’annulent alors qu’on les sait contradictoires et croire à toutes les deux. »5. Concrètement, il s’agit de dire l’inverse de ce que l’on pense, de ce que l’on fait, ou ce que l’on constate dans la réalité tout en étant paradoxalement absolument franc et convaincu de la véracité sincère de son propos, dans une sorte d’autoaveuglement. C’est : « Dire des mensonges délibérés tout en y croyant sincèrement […] nier l’existence d’une réalité objective alors qu’on rend compte de la réalité qu’on nie »6. En somme, la doublepensée est « un vaste système de duperie mentale »7 dans lequel le mensonge et la vérité peuvent coexister sans s’annuler l’un l’autre. D’ailleurs, le principe de doublepensée est à l’œuvre dans les trois slogans de l’oligarchie (La guerre c’est la paix ; La liberté c’est l’esclavage ; L’ignorance c’est la force) aussi bien que dans les noms donnés aux quatre ministères.
Partant du principe que toutes les oligarchies antérieures ont perdu leur dominance soit par un défaut de conscience qui les empêche de s’adapter à la réalité, soit par un excès de conscience qui les rend libérales et donc faillibles, Orwell imagine la doublepensée comme un outil mental qui permet les deux à la fois et qui, en outre, agit comme une excuse morale aux mensonges, car ceux-ci sont inévitables pour la persistance de l’oligarchie. Grâce à la doublepensée, cette dernière est légitimée dans le fait de faire l’inverse de ce qu’elle dit, ou de dire l’inverse de ce qu’elle fait : « Ainsi, le Parti rejette et diffame tous les principes qui furent à l’origine du mouvement socialiste mais il prétend agir ainsi au nom du socialisme. Il prêche, envers la casse ouvrière, un mépris dont, depuis des siècles, il n’y a pas d’exemple, mais il revêt ses membres d’un uniforme qui, à une époque, appartenait aux travailleurs manuels, et qu’il a adopté pour cette raison. Il mine systématiquement la solidarité familiale, mais il baptise son chef d’un nom qui est un appel direct au sentiment de loyauté familial. »8. Et Orwell de préciser que l’oligarchie n’agit pas par hasard ou par simple hypocrisie, mais bien de manière délibérée dans un but de manipulation des masses, car « la condition mentale dominante doit être la folie dirigée »9.
Pour favoriser davantage ce contrôle de la pensée et maintenir les esprits dans l’ignorance et la confusion, l’oligarchie mène également un gigantesque travail de révision du langage à travers la création de sa “langue nouvelle” ou “novlangue”. Pour Orwell, la multiplicité des mots est égale à la complexité et la profondeur de la pensée : plus le langage est riche, plus la pensée est fine et de qualité. Il s’agit donc, dans la novlangue, de détruire des mots, notamment des verbes et des adjectifs dans le but de limiter la pensée et d’empêcher ainsi toute opposition à l’idéologie de l’oligarchie : « À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. »10.
Conjuguée à la doublepensée, la novlangue a pour vocation d’opérer sur les membres des classes moyenne et supérieure de manière à ce que la stabilité oligarchique puisse reposer sur des personnes caractérisées par « une stupidité paralysante, un monceau d’enthousiastes imbéciles, un de ces esclaves dévots qui ne mettent rien en question. »11. Et l’embrigadement intellectuel doit commencer dès le plus jeune âge, avec une éducation particulière et l’existence de groupes communautaires pour la jeunesse entièrement dévoués à la défense du dogme prôné par l’oligarchie. Ceci aboutit à la production d’individus qui se placent en position de supérieurs alors qu’ils sont, paradoxalement, marqués par des capacités cognitives étroitement bornées par le fanatisme dogmatique qui les anime, au point qu’Orwell compare ces intellectuels autodéclarés à « quelque chose comme un mannequin articulé : ce n’était pas le cerveau de l’homme qui s’exprimait, c’était son larynx. La substance qui sortait de lui était faite de mots, mais ce n’était pas du langage […] C’était un bruit émis en état d’inconscience, comme le caquetage d’un canard. »12. Et même si leur orthodoxie est exemplaire et que leur adhésion à l’idéologie politique est totale, tous les membres des classes moyenne et supérieure qui ont le malheur d’être réellement intelligents finiront “vaporisés”, car « La suprême orthodoxie était l’inconscience »13 ; la non-réflexion, l’inintelligence.
En effet, c’est parce que les esprits sont vides et les cerveaux incapables de raisonner que les prêts-à-penser idéologiques et doctrinaires, aussi bien politique que religieux, permettent de susciter une adhésion totale de leurs adeptes. En d’autres termes, plus les gens sont incapables de raisonnements intelligents, plus ils s’emploient à exécuter avec rigueur les préceptes édictés par une idéologie qui pense à leur place, les délestant ainsi de ce fardeau intellectuel qu’est la réflexion. Si « la religion est l’opium du peuple », comme le disait Marx, l’idéologie politique l’est tout autant dès lors qu’elle s’impose comme unique, véridique et incontestable et qu’elle est, effectivement, incontestée.
La stupidité ignare combinée au fanatisme dogmatique sont deux impératifs essentiels pour l’oligarchie, car ce sont eux qui permettent d’accréditer ses mensonges et ses incohérences. Et cette stupidité idéologique est d’autant plus grande que les membres des classes supérieures vivent en totale déconnexion avec la réalité empirique des prolétaires dont ils jouissent pourtant de l’exploitation. L’absence d’ancrage des membres des classes supérieures dans le réel les conduit non seulement à l’orthodoxie, mais également à la déshumanisation, les rendant incapables de se mettre à la place d’autrui ; d’être, par définition, empathiques, puisqu’ils préfèrent s’enfermer dans un dogmatisme pseudo-intellectuel arrogant et irréaliste tout en étant persuadé d’agir pour le bien de tous.
sophie bonin