Dossier 1984 (G. Orwell), partie I — Ibn Khaldoun & Karl Marx : la dialectique civilisationnelle

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I. Dans la conti­nuité d’Ibn Khal­doun et l’héritage de Karl Marx : la dia­lec­tique civi­li­sa­tion­nelle selon Orwell

Ibn Khal­doun (1332–1406) et Karl Marx (1818–1883) sont deux grands intel­lec­tuels ayant pro­posé, à par­tir d’une ana­lyse historico-sociologique du pou­voir, un schéma d’évolution des civi­li­sa­tions. En effet, fon­dés sur une étude rigou­reuse de l’évolution his­to­rique des civi­li­sa­tions qu’ils connais­saient, leurs tra­vaux pro­posent un schéma concep­tuel d’organisation socié­tale (sociale, poli­tique et éco­no­mique, notam­ment) dont les carac­té­ris­tiques et les inter­ac­tions pro­voquent une dyna­mique his­to­rique cyclique.
Selon eux, il exis­te­rait ainsi une sorte de “dia­lec­tique civi­li­sa­tion­nelle” : un moteur interne aux civi­li­sa­tions entraî­nant une suc­ces­sion de pro­ces­sus his­to­riques déter­mi­nés, appré­hen­dables en périodes, dont les struc­tures sous-jacentes sont répé­ti­tives et donc prédictibles.

A. La dia­lec­tique civi­li­sa­tion­nelle selon Ibn Khaldoun

C’est au XIVe siècle que le juriste, ensei­gnant, his­to­rien et diplo­mate, Ibn Khal­doun pro­pose dans son œuvre, la Muqad­dima (1377), une concep­tion socié­tale des civi­li­sa­tions musul­manes et de leur mou­ve­ment his­to­rique. À par­tir d’une ana­lyse riche et pré­cise des faits his­to­riques ayant mar­qué les dynas­ties musul­manes depuis Muham­mad, il tente de déter­mi­ner les causes de leur crois­sance et leur déclin, soit, une “science de la civi­li­sa­tion” (‘ilm al-‘umrân).

Au fon­de­ment de la pen­sée khal­dou­nienne, se trouvent deux convic­tions : l’une, aris­to­té­li­cienne, affir­mant que l’homme est poli­tique par nature (zôon poli­tikón) car il lui est néces­saire de vivre avec ses sem­blables ; la seconde, bio­lo­gique, affir­mant que le pro­ces­sus civi­li­sa­tion­nel est sem­blable à celui de tout orga­nisme vivant, ainsi mar­qué par une nais­sance, une crois­sance, un déclin puis une dis­pa­ri­tion.
À noter tou­te­fois que, à la dif­fé­rence d’Aristote qui voit dans la créa­tion de la com­mu­nauté une réponse posi­tive à l’aspiration humaine de satis­faire ses besoins, Ibn Khal­doun pense que les rai­sons du carac­tère poli­tique de l’humain sont la consé­quence de ses mœurs néga­tives. C’est parce que l’humain, par sa nature ani­male, est fon­da­men­ta­le­ment agres­sif et injuste envers autrui, qu’il a besoin d’un “modé­ra­teur” (wâzi‘) ; d’une orga­ni­sa­tion politique.

Étu­diant l’histoire et les formes d’organisations sociales musul­manes, Ibn Khal­doun constate que la puis­sance publique des dynas­ties (ce que, de nos jours, nous appe­lons l’État ou le gou­ver­ne­ment) a sys­té­ma­ti­que­ment ces trois par­ti­cu­la­ri­tés que sont l’accaparement des richesses et du pou­voir poli­tique, les régle­men­ta­tions de plus en plus lourdes des rela­tions sociales et une sur­veillance de plus en plus étroite de ses sujets.

Il constate éga­le­ment l’existence de deux formes d’organisations sociales dis­tinctes qu’il théo­rise à l’aide de la notion de ‘umrân : terme poly­sé­mique qui, uti­lisé par Ibn Khal­doun, lui per­met de défi­nir tout ce que la coopé­ra­tion entre humains asso­ciés pro­duit de par­ti­cu­lier (poli­tique, science, tech­nique, éco­no­mie, morale, culture) et que nous pou­vons tra­duire par le concept moderne de “civi­li­sa­tion”. Ces deux formes d’umran, pour exis­ter, ont besoin de ce qu’Ibn Khal­doun nomme l’asa­biya (al-‘asabiyyât : l’esprit de clan/de corps à son plus haut niveau, pen­ser col­lec­ti­ve­ment plu­tôt qu’individuellement). Et c’est cette asa­biya qui est le véri­table moteur de la dia­lec­tique civi­li­sa­tion­nelle khal­dou­nienne : c’est elle qui déter­mine le pas­sage d’une forme d’organisation sociale à une autre ; qui amorce la crois­sance d’une umran, ou bien son déclin.

Dans sa vision cyclique de l’histoire, Ibn Khal­doun iden­ti­fie la pre­mière forme d’organisation sociale comme étant le ‘umrân badawî ; une struc­ture bédouine, nomade, pen­sée comme un ras­sem­ble­ment pri­mi­tif, comme un pre­mier état de la civi­li­sa­tion, carac­té­ri­sée par une éco­no­mie de sub­sis­tance. Selon Ibn Khal­doun, cette struc­ture bédouine se trouve dans des régions où les condi­tions de vie sont les plus dif­fi­ciles (mon­tagnes, régions déser­tiques, fau­bourgs), per­met­tant aux humains d’en tirer leur force, leur cou­rage, leur fierté. À l’inverse, le ‘umrân hadarî est une forme sociale qui se trouve dans les grandes villes, villes et hameaux entou­rés et pro­té­gés de murailles. Ainsi, la forme de vie urbaine, séden­taire, implique à l’inverse un haut confort de vie ainsi qu’une pro­duc­tion éco­no­mique excédentaire.

L’objectif des bédouins est d’accéder à ce niveau de vie supé­rieur que repré­sente l’umran hadari et, dès lors que cette forme d’organisation sociale est atteinte, elle pré­sente déjà les signes de sa déca­dence que sont, pour Ibn Khal­doun, la gloire, le luxe et la paix en ce qu’elles poussent à la cor­rup­tion phy­sique et morale des indi­vi­dus, et notam­ment ceux en charge de l’administration publique, ame­nant la dynas­tie à dégé­né­rer en tyran­nie.
Ibn Khal­doun relie en effet la vie facile pas­sée dans le luxe et le confort, comme source de paresse et d’égoïsme au point que les indi­vi­dus ne res­sentent plus l’asa­biya néces­saire à la défense de leur struc­ture sociale.

Mais tous les umran badawi ne sont pas capables d’atteindre l’umran hadari. Pour ce faire, il leur est néces­saire de déve­lop­per une forte asa­biya et, pour Ibn Khal­doun, le meilleur cata­ly­seur de l’esprit de corps, c’est la guerre contre un ennemi com­mun. La guerre est, en effet, pen­sée comme un véri­table opé­ra­teur poli­tique, car la menace qu’elle fait peser sur l’existence du groupe est le moyen le plus effi­cace de résor­ber les conflits internes et d’entraîner un indé­fec­tible dévoue­ment à l’umran.
Ainsi dotée d’une forte asa­biya par la pra­tique de la guerre menée contre des orga­ni­sa­tions sociales carac­té­ri­sées par une asa­biya plus faible, l’umran badawi fonde alors une dynas­tie qui accède à l’umran hadari, soit en conqué­rant le pou­voir sur une umranhadari déjà consti­tuée, soit en se déve­lop­pant d’elle-même. Ce pas­sage d’une orga­ni­sa­tion civi­li­sa­tion­nelle à une autre implique en consé­quence une amé­lio­ra­tion des condi­tions de vie, qui entraîne à terme l’abandon de la pra­tique guer­rière et donc une perte d’asa­biya. Affai­blie, la dynas­tie dégé­nère en tyran­nie et le groupe social urbain est voué à dis­pa­raître, les indi­vi­dus le consti­tuant n’ayant plus la force ni l’envie de le défendre, et c’est ainsi qu’ils peuvent être conquis par un nou­veau groupe bédouin.

En sché­ma­ti­sant, sous forme de logi­gramme, la typo­lo­gie des umran selon Ibn Khal­doun, nous pour­rions aller plus loin en consta­tant un lien de com­pen­sa­tion entre asa­biya faible ou forte et pré­sence ou absence d’un organe poli­tique (puis­sance publique des dynas­ties musul­manes équi­va­lente au gou­ver­ne­ment de nos États contem­po­rains). En effet, plus l’asa­biya est forte, moins la pré­sence d’un pou­voir poli­tique est néces­saire ; à l’inverse, plus l’asa­biya est faible, plus l’organe poli­tique s’affermit, comme si la force publique ten­tait de main­te­nir, arti­fi­ciel­le­ment et par la contrainte, l’unité de corps de la civilisation.

B. La dia­lec­tique civi­li­sa­tion­nelle selon Karl Marx

À l’instar d’Ibn Khal­doun, Marx a eu la volonté de mettre au point une nou­velle science qui per­met­trait de rendre compte de la dyna­mique à l’origine de l’évolution his­to­rique des civi­li­sa­tions humaines occi­den­tales. C’est ainsi que Karl Marx et Frie­drich Engels (1820–1895) éla­borent leur nou­velle science sur le prin­cipe de cau­sa­lité fon­da­men­tal sui­vant : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes »1. Emprun­tant cette idée à Fran­çois Gui­zot2, ainsi qu’aux révo­lu­tion­naires fran­çais et à divers auteurs, tels Charles Comte ou encore Charles Dunoyer, l’organisation sociale des civi­li­sa­tions euro­péennes de l’ère indus­trielle était per­çue comme scin­dée en deux classes aux inté­rêts anta­go­nistes : les pro­duc­teurs de richesses qui s’acquittaient de l’impôt (le tiers état) et les béné­fi­ciaires de l’impôt (la noblesse).

À tra­vers l’étude des faits maté­riels his­to­riques3 et à la lumière du prin­cipe de lutte des classes sociales, Marx argue que ce sont les modes de pro­duc­tion éco­no­mique qui déter­minent les rap­ports sociaux de pro­duc­tion, les­quels, enfin, influencent les évé­ne­ments his­to­riques. Là où Ibn Khal­doun voit dans l’humain un zôon poli­tikón et fait de l’asa­biya le moteur de la dia­lec­tique civi­li­sa­tion­nelle, Marx reprend les concepts de son temps, mar­qué par une ému­la­tion intel­lec­tuelle au sein de la dis­ci­pline éco­no­mique sous l’impulsion notable d’Adam Smith, et fait de l’humain un Homo Œco­no­mi­cus.
Pour Marx, ce sont ainsi les forces pro­duc­tives qui sont la véri­table source du méca­nisme interne res­pon­sable du chan­ge­ment civi­li­sa­tion­nel et des mou­ve­ments his­to­riques. En effet, selon lui, l’être humain se carac­té­rise par le fait d’être le seul ani­mal à pro­duire ses propres moyens de sub­sis­tance. De cette acti­vité, naît le tra­vail au sein duquel Marx dis­tingue trois forces pro­duc­tives dif­fé­rentes : la force de tra­vail qui est l’énergie humaine dépen­sée dans le tra­vail (mus­cu­laire et/ou intel­lec­tuelle) ; les objets du tra­vail qui sont la res­source exploi­tée (la Nature, la matière brute et la matière pre­mière) ; et enfin les ins­tru­ments de tra­vail (les outils, les infra­struc­tures, la légis­la­tion). Ici, Marx dis­tingue les objets et les ins­tru­ments de tra­vail comme étant des “moyens de production”.

Par­tant cepen­dant du prin­cipe que l’humain est éga­le­ment un être social, qui se regroupe en col­lec­ti­vité afin d’opérer une pro­duc­tion col­lec­tive de ses moyens de sub­sis­tance, Marx dis­tingue la façon dont les humains s’organisent pour mener à bien cette acti­vité de pro­duc­tion (la divi­sion sociale du tra­vail), et la struc­ture prise par cette orga­ni­sa­tion forme ce qu’il appelle les “rap­ports sociaux de pro­duc­tion”.
Pour Marx, l’amélioration des moyens de pro­duc­tion et la séden­ta­rité per­mettent l’apparition d’un sur­pro­duit. Les moyens de pro­duc­tion et le sur­pro­duit font alors l’objet d’un acca­pa­re­ment par un groupe social mino­ri­taire et, ce fai­sant, contraignent la société à modi­fier ses rap­ports sociaux de pro­duc­tion, avec la créa­tion de classes sociales hié­rar­chiques qui, par défi­ni­tion, implique un rap­port de domi­na­tion avec exploi­ta­tion de la classe recon­nue comme infé­rieure par la classe recon­nue comme supé­rieure.
Ces nou­veaux rap­ports sociaux de pro­duc­tion prennent une forme spé­ci­fique qui déter­mine le type de pou­voir éco­no­mique, que Marx appelle un “mode de pro­duc­tion” (dans l’ordre his­to­rique mar­xien : com­mu­nisme, escla­va­gisme, féo­da­lisme, capi­ta­lisme). L’ensemble déter­miné par le mode de pro­duc­tion, conte­nant les moyens de pro­duc­tion ainsi que les rap­ports sociaux de pro­duc­tion spé­ci­fiques, consti­tue ce que Marx appelle “l’infrastructure”. Elle est évo­lu­tive et mutable par essence, dans la mesure où elle suit l’évolution des moyens de pro­duc­tion et, en consé­quence, de l’évolution des rap­ports sociaux de production.

Or, une fois éta­blie, la classe sociale domi­nante a pour objec­tif de main­te­nir en place le mode de pro­duc­tion dont elle est béné­fi­ciaire, c’est pour­quoi elle se dote d’un État pos­sé­dant trois pou­voirs prin­ci­paux : le pou­voir poli­tique, via des ins­tances poli­tiques qui ont pour but de struc­tu­rer concrè­te­ment le rap­port de domi­na­tion ; le pou­voir répres­sif via des ins­tances juri­diques qui assurent la codi­fi­ca­tion légale du rap­port de domi­na­tion ; et enfin le pou­voir idéique via les ins­tances doc­tri­nales qui ins­ti­tuent l’expression idéo­lo­gique du rap­port de domi­na­tion.
L’ensemble de cette orga­ni­sa­tion éta­tique est appe­lée “super­struc­ture”. Cette der­nière a voca­tion à être per­ma­nente et immuable, et c’est ici que naît la dia­lec­tique civi­li­sa­tion­nelle selon Marx : de cette contra­dic­tion entre infra­struc­ture évo­lu­tive et mutable et infra­struc­ture per­ma­nente et immuable, venant s’ajouter aux ten­sions liées à la lutte des classes, les domi­nés exploi­tés finis­sant par se révol­ter contre les domi­nants exploiteurs.

Pour don­ner un exemple concret et très sim­pli­fié de cette dia­lec­tique, la sur­ve­nue de l’ère indus­trielle avec l’amélioration des moyens de pro­duc­tion (machine à vapeur, auto­ma­ti­sa­tion, usines, etc.) conju­guée à la lutte des classes durant la période révo­lu­tion­naire, a conduit la bour­geoi­sie euro­péenne à prendre le pou­voir sur la noblesse et à mettre défi­ni­ti­ve­ment fin au mode de pro­duc­tion féo­dal pour le rem­pla­cer par un mode de pro­duc­tion capi­ta­liste dont elle tirait par­tie. Mais la lutte des classes demeure à ce chan­ge­ment et voit se confron­ter les bour­geois pro­prié­taires du capi­tal (moyens de pro­duc­tion et sur­pro­duit) déte­nant le pou­voir et domi­nant la classe infé­rieure des pro­lé­taires qui ne pos­sèdent rien d’autre que leur force productive.

C. La dia­lec­tique civi­li­sa­tion­nelle selon George Orwell

S’il est très pro­bable qu’Orwell ne connais­sait pas la pen­sée khal­dou­nienne, dans la mesure où Ibn Khal­doun est un théo­ri­cien méconnu des occi­den­taux, il a été incon­tes­ta­ble­ment impré­gné par la pen­sée mar­xienne, comme tout le conti­nent euro­péen au début du XXe siècle. Il faut dire que notre civi­li­sa­tion actuelle doit beau­coup à la pen­sée mar­xienne, créa­trice des concepts modernes d’idéologie, de pro­lé­taire, ou encore de lutte des classes, qui sont autant de termes et d’idées lar­ge­ment reprises dans 1984.
En outre, Orwell s’est tou­jours posi­tionné contre le com­mu­nisme sta­li­nien4, le nazisme, le fas­cisme, et le fran­quisme, au point de s’engager dans les armées révo­lu­tion­naires du POUM (Parti Ouvrier d’Unification Mar­xiste), lors de la guerre en Espagne contre le géné­ral Franco. Il a ainsi bai­gné dans cette époque révo­lu­tion­naire, à une période his­to­rique où, depuis 1789, la lutte des classes était concrète et pal­pable, l’Histoire de l’Occident étant mar­qué par de nom­breux mou­ve­ments insur­rec­tion­nels menés par des tra­vailleurs qui avaient la volonté d’en finir avec l’asservissement opéré par la classe bour­geoise domi­nante et atteindre, enfin, cette société sans classe annon­cée par Marx grâce au com­mu­nisme.
Mal­heu­reu­se­ment, Orwell a éga­le­ment été le témoin de la mise en place de dic­ta­tures comme abou­tis­se­ment de ces mou­ve­ments. Or, Hit­ler, Mus­so­lini, Sta­line et Mao ont tous été affi­liés à des mou­ve­ments “socia­listes” ou “com­mu­nistes”, et tous ont pro­fité des sou­lè­ve­ments ouvriers pour ins­tau­rer leur régime auto­ri­taire, lequel avait la pré­ten­tion d’agir pour le bien des prolétaires.

C’est par cette expé­rience his­to­rique faite par Orwell, que la dia­lec­tique civi­li­sa­tion­nelle orwel­lienne naît de la pen­sée mar­xienne, tout en étant éga­le­ment par­ti­cu­liè­re­ment mar­quée par une défiance abso­lue envers tout pou­voir poli­tique, ainsi qu’un pro­fond pes­si­misme sur l’avenir des civilisations.

Orwell ima­gine ainsi la société du futur comme une société pyra­mi­dale, hié­rar­chi­sée en trois classes sociales dis­tinctes. La pre­mière se trouve au som­met ; mino­ri­taire dans la mesure où Orwell pré­cise qu’elle repré­sente moins de 2 % de la popu­la­tion totale5, elle est consti­tuée des membres du “Parti Inté­rieur”. En posi­tion de domi­na­tion sociale, elle forme le groupe déci­deur qui agit sous l’égide d’un chef poli­tique fan­toche (Big Bro­ther), quasi-divin et mythique, qui n’est que la repré­sen­ta­tion sym­bo­lique et per­son­ni­fiée de l’oligarchie for­mée par cette classe domi­nante : « Big Bro­ther est le masque sous lequel le Parti choi­sit de se mon­trer au monde. Sa fonc­tion est d’agir comme un point de concen­tra­tion pour l’amour, la crainte et le res­pect, émo­tions plus faci­le­ment res­sen­ties pour un indi­vidu que pour une orga­ni­sa­tion. »6. Cette classe supé­rieure domine et exploite une classe infé­rieure, consti­tuée des “pro­lé­taires” incons­cients de leur asser­vis­se­ment qui ne repré­sen­te­raient que 15 % de la popu­la­tion. Au milieu de ces deux classes, vient une classe fai­sant office d’intermédiaire dans l’exploitation de la classe domi­née par la classe domi­nante et qui, par déduc­tion, repré­sen­te­rait envi­ron 83 % de la popu­la­tion totale d’Océania. Cette classe moyenne est consti­tuée des membres du “Parti Exté­rieur” et se posi­tionne en tant que groupe exé­cu­tant les ordres des déci­deurs. Orwell com­pare les membres de cette classe inter­mé­diaire comme les « mains » de la classe supé­rieure qui, elle, serait le « cer­veau » de l’État.

Repre­nant la théo­rie de la lutte des classes, Orwell pré­cise que, si les civi­li­sa­tions sont toutes des oli­gar­chies et, par consé­quent, ont toutes une struc­ture hié­rar­chique tri­par­tite, les objec­tifs de ces trois classes sociales sont tou­jours « abso­lu­ment incon­ci­liables »7. En effet, l’objectif de la classe supé­rieure est de res­ter en place, celui de la classe moyenne est de prendre la place de la classe supé­rieure et celui de la classe infé­rieure est d’abolir la struc­ture hié­rar­chique pour éta­blir une société véri­ta­ble­ment éga­li­taire. Tou­te­fois, Orwell note qu’il est rare que le groupe des pro­lé­taires ait le temps d’aspirer à quoi que ce soit : « Le but du groupe infé­rieur, quand il en a un — car c’est une carac­té­ris­tique per­ma­nente des infé­rieurs qu’ils sont trop écra­sés par le tra­vail pour être conscients, d’une façon autre qu’intermittente, d’autre chose que de leur vie chaque jour – est d’abolir toute dis­tinc­tion et de créer une société dans laquelle tous les hommes seraient égaux. »8.

Pour Orwell, cette struc­tu­ra­tion sociale hié­rar­chique, avec une classe supé­rieure dotée du pou­voir déci­sion­nel, une classe moyenne dotée du pou­voir d’exécution et une classe infé­rieure sans pou­voir et exploi­tée, est his­to­ri­que­ment réma­nente. Il écrit en effet qu’elles existent « pro­ba­ble­ment » depuis le néo­li­thique. Et même si Orwell recon­naît qu’il y a pu exis­ter des sub­di­vi­sions au sein de ces trois classes sociales et qu’elles ont pu connaître de nom­breuses varia­tions qua­li­ta­tives et quan­ti­ta­tives intrin­sèques (nom, nombre, types d’interactions rela­tion­nelles, etc.) cette struc­tu­ra­tion essen­tielle, tri­par­tite et hié­rar­chi­sée, est demeu­rée, inva­ria­ble­ment iden­tique, tout au long de l’histoire des civi­li­sa­tions.
Par­tant ainsi du même constat opéré par le maté­ria­lisme his­to­rique de Marx, Orwell écrit que même lorsque des révo­lu­tions ont tenté d’ébranler cette struc­ture, celle-ci s’est tou­jours réta­blie à l’identique, la classe domi­nante étant rem­pla­cée par des membres de la classe moyenne, si bien que cette société tri­par­tite est aus­si­tôt recons­truite dans un éter­nel mou­ve­ment de rota­tion entre classe supé­rieure et moyenne.

Orwell déter­mine qu’il existe quatre fac­teurs de perte du pou­voir pour la classe domi­nante oli­gar­chique, cor­res­pon­dant à quatre enne­mis iden­ti­fiés : la conquête exté­rieure par des étran­gers, la révo­lu­tion civile par les pro­lé­taires, le ren­ver­se­ment poli­tique par le groupe exé­cu­tant, l’abandon du pou­voir par le groupe déci­deur lui-même. À ces quatre menaces, Orwell trouve trois stra­té­gies d’évitement : la guerre per­pé­tuelle contre l’ennemi exté­rieur, l’abrutissement des pro­lé­taires qui n’ont aucune conscience de leur état d’asservissement et le contrôle de la pen­sée des classes moyennes et supé­rieures.9

Ayant pris conscience de la cycli­cité du phé­no­mène ainsi que des menaces aux­quelles elle est confron­tée, et dans le but réflé­chi de conser­ver à jamais sa posi­tion domi­nante, l’oligarchie doit se doter d’outils lui per­met­tant de conser­ver son pou­voir de manière per­ma­nente ; deve­nir « inébran­lable ». Et pour Orwell, le meilleur moyen dont dis­pose l’oligarchie pour deve­nir inébran­lable, c’est de reprendre à son compte le com­mu­nisme mar­xien en se dotant d’une orga­ni­sa­tion “col­lec­ti­viste” conju­guée a une très forte conscience de classe.

Et voici comme Orwell conci­lie, sans le savoir, l’asa­biya d’Ibn Khal­doun et le mode de pro­duc­tion col­lec­ti­viste mar­xien : « La seule base sure de l’oligarchie, est le col­lec­ti­visme. La richesse et les pri­vi­lèges sont plus faci­le­ment défen­dus quand on les pos­sède ensemble. Ce que l’on a appelé l’« abo­li­tion de la pro­priété pri­vée » signi­fiait, en fait, la concen­tra­tion de la pro­priété entre beau­coup moins de mains qu’auparavant, mais avec cette dif­fé­rence que les nou­veaux pro­prié­taires for­maient un groupe au lieu d’être une masse d’individus. »10. Orwell a le génie d’ajouter le puis­sant sen­ti­ment d’appartenance à un même corps social, l’asa­biya khal­dou­nienne, pour anni­hi­ler le risque de lutte des classes ; pour rendre l’infrastructure décrite par Marx tout aussi immuable et inébran­lable que la super­struc­ture qui en résulte.

C’est pour­quoi Orwell pré­cise que l’oligarchie inébran­lable ne doit pas être héré­di­taire, car le Parti Inté­rieur doit être une entité dont la conscience, les inté­rêts et les valeurs sur­passent des indi­vi­dus qui sont inter­chan­geables : « L’essentiel de la règle oli­gar­chique n’est pas l’héritage de père en fils, mais la per­sis­tance d’une cer­taine vue du monde et d’un cer­tain mode de vie imposé par les morts aux vivants […] Le Parti ne s’occupe pas de per­pé­tuer son sang, mais de se per­pé­tuer lui-même. »11. Il ne s’agit aucu­ne­ment ici de se conten­ter de cri­ti­quer le com­mu­nisme sta­li­nien, mais bien d’une pro­po­si­tion théo­rique rela­tive à un nou­veau mode opé­ra­toire carac­té­ri­sant une oli­gar­chie de fait qui se dote­rait de toutes les armes néces­saires à son main­tien en posi­tion de domi­na­tion. Car, en plus d’être une dia­lec­tique civi­li­sa­tion­nelle, 1984 est aussi l’exposition et l’exploration fic­tive d’un panel d’outils qui pour­raient être mis en place par la classe supé­rieure domi­nante pour assu­rer éter­nel­le­ment la ser­vi­tude des classes inférieures.

sophie bonin

lire la par­tie 2

Mani­feste du parti com­mu­niste (1848), Cha­pitre I : “Bour­geois et pro­lé­taires”, trad. L. Lafargue.

2 His­toire géné­rale de la civi­li­sa­tion en Europe depuis la chute de l’Empire romain jusqu’à la Révo­lu­tion française

3 Ce que Marx appelle la concep­tion maté­ria­liste de l’histoire, renom­mée par la suite “maté­ria­lisme historique”.

4 Lequel ne peut être confondu avec le com­mu­nisme tel que Marx le défendait.

5 p. 277, 1984, G. Orwell, trad A. Audi­berti, Gal­li­mard, Col­lec­tion Folio (n°822), juin 2008.

6 p.276, op. cit.

7 p. 246, op. cit.

8 p. 268, op. cit.

9 Pages 275 et 276, op. cit.

10 p. 274, op. cit.

 11 P. 279, op. cit.

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