L’oligarchie totalitaire inébranlable et la servitude éternelle des classes inférieures
Introduction
1984 est une œuvre qui, indéniablement, se doit de figurer dans notre panthéon des œuvres sciences-fictives. Malheureusement, à l’instar des fictions littéraires brillantes, dès lors qu’elles ont été écrites par des Européens, s’ouvre l’éternelle et non moins très sérieuse question de savoir si l’on peut vraiment oser ranger celle-ci dans la catégorie “science-fiction” ? Comme si une œuvre littéraire remarquable ne pourrait pas, sérieusement, être rangée sous cette odieuse étiquette.
En effet, Eric Blair (1903–1950), sous le pseudonyme Georges Orwell, est reconnu comme « l’un des plus grands romanciers et essayistes témoins des soubresauts de la première moitié du XXe siècle » qui aurait conçu 1984 comme un « roman sur l’avenir » (1). Si le talent de l’auteur est ainsi reconnu et salué de tous, le caractère science-fictif de l’œuvre est souvent éludé, voire nié. Nous retrouvons ici la répugnance traditionnelle de l’intelligentsia européenne à l’égard du genre science-fictif. Cette idée, selon laquelle 1984 serait un roman de science-fiction non assumé par son propre auteur, est ainsi reprise à moult reprises par ses divers commentateurs, tel Jacques Sadoul : « Nous nous trouvons en présence d’un ouvrage dont il est peut-être abusif de parler ici car George Orwell n’a jamais eu l’intention d’écrire un roman de science-fiction, ni même d’anticipation, mais seulement un pamphlet politique où l’utopie n’a d’autre but que de servir l’illustration de ses idées. ».
Notons que, bien loin de partager ce dédain, cette question n’a jamais été soulevée outre-Atlantique, la différence tenant au fait que la société états-unienne s’est toujours trouvée fort à l’aise avec le genre science-fictif, lequel a toujours ravi autant les classes populaires qu’une certaine partie de ses intellectuels, tout en assurant des bénéfices certains.
Cette différence de traitement est d’ailleurs flagrante à travers l’étude des couvertures des éditions originales. La première parution de 1984 aux Etats-Unis (2) est largement inspirée de la culture des pulps science-fictifs puisqu’on y retrouve toute l’iconographie habituelle, de la mise en page jusqu’aux couleurs criardes.
De même, tous les indices du roman d’anticipation dystopique sont présents et affirmés : le choix d’écrire le titre en chiffres plutôt qu’en lettres, inhabituel pour l’époque, souligne le caractère futuriste, de même que le choix des vêtements ainsi que l’architecture pyramidale, gigantesque et blanche des bâtiments en arrière plan, tandis que la femme sexualisée du premier plan, arborant paradoxalement son badge de la “ligue anti-sexe”, le mur de briques, l’uniformisation des vêtements, l’affiche de surveillance au regard inquiétant, l’agent de police en costume noir tenant une matraque ou encore les slogans affichés en devanture permettent d’annoncer un univers dictatorial, opposé au libéralisme états-unien.
En comparaison, les éditions originales britanniques et françaises (3) détonent par l’absence d’illustration, leur préférant une mise en page austère et sérieuse qui, à l’instar des œuvres des “vrais intellectuels”, ne s’adresse qu’à des connaisseurs n’ayant nul besoin d’être incités à la lecture.
Pour mettre fin à tout débat inutile, n’en déplaise aux détracteurs du genre comme à son propre auteur, s’il est vrai que 1984 est un roman à dominance idéique, il relève bel et bien du genre science-fictif par le placement qu’il opère de son intrigue dans un futur dystopique possible. À ce titre, Orwell marque, avec Huxley, une approche pessimiste de l’avenir influençant par la suite toute une lignée de romans et d’auteurs inquiets de la suite de l’évolution humaine et civilisationnelle. À contre-sens des auteurs étatsuniens, férus de science et de technologie et confiants dans le mieux-être qu’elles apporteront à l’humanité, les auteurs européens de la première moitié du XXe siècle, confrontés aux guerres et aux totalitarismes, cantonnent volontiers le genre science-fictif à la dystopie.
Las, le temps a fini par donner raison aux auteurs dystopiques européens et c’est pourquoi 1984 comme Le meilleur des Mondes sont deux œuvres de science-fiction reconnues comme majeures. Par la pertinence du fondement théorique de l’œuvre comme par la sagacité dont Orwell a fait preuve dans l’invention d’outils totalitaires et leur agencement, 1984 a inscrit une marque indélébile dans la symbolique culturelle de l’humanité au point de faire naître des concepts qui ont échappé à leur créateur et continuent de mener leur vie, en toute autonomie, servant à désigner soit une partie précise de l’œuvre, largement commentée et interprétée, soit le totalitarisme dans son ensemble plus ou moins flou, se bornant souvent à représenter l’idée de la surveillance et du contrôle social par un gouvernement.
C’est ainsi que 1984 connaît de périodiques regains d’intérêt en fonction de l’actualité : des révélations d’Edward Snowden en 2013 à l’épidémie de Sars-CoV-2 à partir de 2019, en passant par l’élection de Donald Trump en 2017 ; de montages photographiques arguant “NSA is watching you” à l’inscription “COVID 1984″ sur des masques chirurgicaux en passant par les citations erronées de ce que Orwell aurait “prédit”, relayées par des politiciens ; 1984 est un roman qui a fait l’objet de multiples appropriations, pour le meilleur et souvent pour le pire.
Souvent réduit à des associations d’idées fourre-tout et à quelques métonymies, le fait est que ce roman a l’étrange particularité d’être systématiquement amputé de son contexte idéologique d’écriture, pourtant saillant, par ses nombreux exégètes. Ainsi, le contenu de l’œuvre a, et continue d’être simplifié, voire totalement détourné, afin de justifier des idées que Georges Orwell aurait pu avoir, telle la critique du communisme, la célébration du libéralisme ou encore la prédiction de notre société contemporaine.
Il est d’ailleurs navrant de constater qu’aucune critique de cette œuvre n’explique ce qu’elle est réellement et fondamentalement, ni ne la met en lumière avec l’héritage de Karl Marx. Or, à notre sens, tout lecteur qui ne prend pas en compte la théorie du matérialisme historique élaborée par Marx, ne peut pas en saisir le propos fondamental. Il est indéniable que l’héritage intellectuel marxien (4) a très fortement inspirée Orwell dans l’écriture de son œuvre et pourtant, aucun commentateur ne met en perspective 1984 avec les théories marxiennes, se contentant d’effleurer la surface du sujet, flottant à la superficie ronflante d’outils dictatoriaux qui se suffiraient à eux-mêmes. Certains, même, ont pu affirmé sérieusement qu’Orwell était anticommuniste, qu’il n’était pas un théoricien et qu’il n’avait sans doute jamais lu Marx (5), un comble sidérant lorsqu’un chapitre entier de 1984 est consacré à un ouvrage imaginé par Orwell et intitulé « Théorie et pratique du collectivisme oligarchique » !
Le fait est que, pour comprendre l’essence profonde de 1984 ; pour en saisir le génie véritable plutôt que de se satisfaire des quelques artifices employés par le totalitarisme, il faut lire cette œuvre pour ce qu’elle est en substance : une théorie sur la dialectique (6) civilisationnelle. Elle n’est pas seulement un exemple de société totalitaire, car, plus que le fonctionnement, Orwell en explique la raison d’être et c’est pour cette raison que 1984 aborde bien plus que les seules sociétés totalitaires que le continent européen a connues au siècle passé et dont nous serions aujourd’hui protégés grâce au capitalisme et au libéralisme économique.
Afin de mettre en exergue la dialectique civilisationnelle selon Orwell, nous présenterons brièvement les théories des deux plus grands idéologues de l’histoire humaine à avoir proposé des modèles conceptuels pertinents permettant de penser la dialectique civilisationnelle : Ibn Khaldoun et Karl Marx (I), avant d’explorer le régime totalitaire parfait selon Orwell (II). Enfin, nous mettrons en parallèle l’analyse théorique romancée d’Orwell avec notre forme sociétale actuelle (III).
sophie bonin
à suivre : partie 1
1 Le terme “marxien” est employé pour marquer une différence entre la pensée idéologique de Marx et le marxisme, qui est l’idéologie politique résultante. Notons également que le communisme russe ne peut et ne doit pas être confondu avec le communisme marxien tel que Marx l’avait défini.
2 Kévin Boucaud-Victoire, George Orwell, Écrivain des gens ordinaires, 2018.
3 Au sens marxien du terme : analyse conceptuelle des structures sociétales et de leurs mécanismes de fonctionnement interactionnel à partir de l’étude empirique de l’histoire (matérialisme historique).
4 R. Colson et A.-F. Ruaud, Science-fiction : une littérature du réel, éd. Klincksieck, collec. « 50 questions », 2006, p. 42.
5 Signet Books, 1952.
6 Secker & Warburg, 1949 et Gallimard, 1950.