Dominique Lemaître, Laps, Œuvres pour ensembles

L’appel des cimes

Domi­nique Lemaître, qui conju­gua études de lettres, de musi­co­lo­gie, d’électroacoustique et de com­po­si­tion, a désor­mais à son actif une œuvre riche de nom­breux opus aux cou­leurs musi­cales variées et ori­gi­nales. Celui qui admire, entre autres, Bach, Ohana et Dutilleux, aime col­la­bo­rer avec des repré­sen­tants d’autres arts, comme des plas­ti­ciens et des poètes.
Sa musique, qui laisse volon­tiers réson­ner des échos d’infini dans le fini, se carac­té­rise par sa finesse, son élé­gance et son expres­si­vité.
Habi­tée d’une réelle inté­rio­rité, elle se déploie sous le signe d’une dou­ceur qui n’exclut pas, ici ou là, quelques orages. On note dans cette musique une pré­di­lec­tion pour le vio­lon­celle, la gui­tare et la voix, pré­di­lec­tion qui se trouve confir­mée dans
Laps.

Laps est com­posé de cinq œuvres dont l’écriture s’étend sur une petite dizaine d’années et qui vont du quin­tette au dix­tuor. Com­po­sée à la mémoire de Félix Lecha­ve­lier, Stèle (2018), la plus courte des pièces de l’album, asso­cie cla­ri­nette basse, per­cus­sion et gui­tare à la voix de deux sopra­nos.
On ne s’étonnera pas du recours à la culture hel­lé­nique chez un com­po­si­teur ami de la Grèce. Ainsi la par­ti­tion emprunte-t-elle à l’œuvre écrite de Simo­nide de Céos, poète lyrique grec du VI
e–Ve siècle av. J.-C. En contre­point, l’incipit du Mille regretz, chan­son poly­pho­nique de la Renais­sance franco-flamande, de Jos­quin des Prés, se pro­longe en refrain et per­met à l’auditeur de voya­ger dans le temps en fili­grane de son voyage dans l’espace. Stèle, comme archi­tec­ture musi­cale, résonne en mul­tiples fais­ceaux spa­tiaux. Une impres­sion de lumière se conjugue avec un inex­pli­cable apai­se­ment. Mné­mo­syne et Tha­na­tos, Mémoire et Mort, deux royaumes qui trouvent leur achè­ve­ment dans le soleil qui éclaire la stèle.

La pièce sui­vante, Khro­nos (2O19), est un sep­tuor pour gui­tare et six ins­tru­ments (flûte, cla­ri­nette, per­cus­sion, vio­lon, alto et vio­lon­celle). Com­po­si­tion la plus récente de l’album, elle se veut un hom­mage au phy­si­cien et cos­mo­logue bri­tan­nique Ste­phen Haw­king. Comme Stèle explore l’espace, Khro­nos explore le temps.
On sait que
Khro­nos (Temps) est sou­vent assi­milé avec Cro­nos, ce Titan, issu de la Terre (Gaïa) et du Ciel (Oura­nos), qui, dans la mytho­lo­gie grecque, engen­dra Zeus, qua­li­fié par Hésiode dans sa Théo­go­nie (47, 457) de « père des dieux et des hommes ». Ori­gine pre­mière du sacré, genèse des Heures, Khro­nos peut être consi­déré comme la source de toute l’aventure humaine. Dans la pièce épo­nyme, la gui­tare, avec les ins­tru­ments qui entrent en dia­logue avec elle, peint le tra­gique du temps. Le voyage dans le temps rap­proche, en pas­sant par l’épreuve, du secret et de cet inac­ces­sible qui aimante l’écoulement fluide ou en cas­cade des notes.

On retrouve dans Laps (2015), pour soprano, flûte alto, cor anglais, vio­lon­celle et piano, la voix humaine. Celle-ci, qui use de pho­nèmes, se mêle har­mo­nieu­se­ment aux ins­tru­ments à vent, ainsi qu’à l’instrument à cordes frot­tées et celui à cordes frap­pées. En écou­tant les notes qui s’égrènent, une sorte de mou­ve­ment inté­rieur s’opère qui nous fait pas­ser de l’éveil à l’élévation.
Un rêve serein se voile d’énigme. Le titre
Laps, comme Khro­nos le pré­cé­dent, sou­ligne l’importance du temps pour le compositeur.

Liens d’espace (2011) est la plus ancienne des pièces figu­rant dans l’album. Après deux titres évo­quant le temps, on retrouve ici un titre qui nous ramène expli­ci­te­ment à l’espace, comme si l’un et l’autre étaient défi­ni­ti­ve­ment insé­pa­rables aux yeux de Domi­nique Lemaître.
Cen­trale, la cla­ri­nette se voit accom­pa­gnée par deux trios : d’un côté, vibra­phone, marimba, harpe ; de l’autre, alto, vio­lon­celle, contre­basse. Des vers de Paul Valéry, mêlant patience, silence et azur, irisent la par­ti­tion. D’étranges signaux, tels de loin­taines étoiles, deviennent comme pal­pables à tra­vers la den­sité du lan­gage musical.

Les Moires (2017), la der­nière pièce de l’album, est aussi la plus longue (un peu plus de vingt minutes). Conçue pour réci­tant, cette œuvre met en réso­nance les voix de trois cho­ristes avec six ins­tru­ments : flûte, cla­ri­nette, per­cus­sion, harpe, alto et vio­lon­celle1.
Un poème d’Alexis Pel­le­tier qui évoque aussi bien Wag­ner que Char consti­tue le sub­strat autour duquel se des­sine le voyage musi­cal des
Moires. Les Moires, que les Latins appel­le­ront Parques, étaient chez les Grecs trois sœurs Clo­tho, Laché­sis, Atro­pos. Avec les Moires qui tissent la trame des jours, nous retrou­vons le temps. Si les dieux sont les immor­tels, les hommes sont les êtres voués à la mort. Alors que Clo­tho, en tenant la que­nouille, ouvre à sa nais­sance la des­ti­née de l’homme et que Laché­sis, avec son fuseau, enroule le fil de l’existence, Atro­pos en cou­pant ce fil met fin à l’aventure ter­restre des mortels.

Nous voici pla­cés, avec Les Moires, au cœur musi­cal et humain du temps. Les mots du poème résonnent comme une réflexion, une inter­ro­ga­tion sur le des­tin, la liberté. Si la vie peut se recou­vrir d’ombres, la clarté de l’aurore n’est jamais très loin. Les sons des Moires, en contre­point des mots, se font scin­tille­ment.
L’esprit de l’auditeur se trouve invité, au rythme impré­vi­sible des notes, à se retour­ner vers l’origine comme à s’élever jusqu’à l’ultime ques­tion. C’est par une forme de méta­phy­sique musi­cale que se conclut ainsi l’album.

Il faut écou­ter et réécou­ter Laps, ses cinq pièces. La musique de Domi­nique Lemaître nous emmène, par des che­mins inat­ten­dus, à proxi­mité du mys­tère. Mys­tère de l’espace, mys­tère du temps, mys­tère de la vie.
Sans doute la pro­fon­deur de la musique de
Laps vient-elle de sa mise en voi­si­nage de l’espace et du temps. Quand d’aucuns sur le plan phi­lo­so­phique ont pu cher­cher à les sépa­rer radi­ca­le­ment, les cinq pièces de Laps (mot qui signi­fie « espace de temps écoulé2 ») puisent leur scin­tillante beauté de cette mise en dia­logue créa­trice de l’espace et du temps.

Ins­tru­ments à cordes, à vent, per­cus­sion et voix humaines nous pro­posent un voyage vers les sources qui est aussi appel des cimes. La musique de Domi­nique Lemaître est musique du temps et de l’espace, de l’espace et du temps3.

ber­nard grasset

Domi­nique Lemaître, Laps,Œuvres pour ensembles (76:40), Da Vinci Clas­sics, 2021.

1 On remar­quera que cet ins­tru­ment est pré­sent dans quatre des cinq pièces de l’album.

2 L’étymologie de ce mot ren­voie au latin lap­sus, écou­le­ment., glis­se­ment, course rapide.

3 Un livret de pré­sen­ta­tion écrit avec jus­tesse et éru­di­tion par Pierre Albert Cas­ta­net, grand spé­cia­liste du créa­teur de Laps, accom­pagne le disque. Un petit regret : l’absence des textes chan­tés ou réci­tés. L‘illustration de cou­ver­ture – Un loin­tain sou­ve­nir de Guy Cha­plain − adopte des teintes vives où dominent le rouge et l’orangé en contre­point du vert. Formes abs­traites et figu­ra­tives (comme un oiseau aux ailes déployées) s’y mêlent.

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