Les humanitaires ne sont pas des saints
C’est à Genève que la dernière pièce de Tiago Rodrigues, Dans la mesure de l’impossible, fut créée en février 2022 ; l’auteur en assura la mise en scène. La Croix-Rouge internationale est installée dans cette ville qui incarne par excellence l’espoir d’une action internationale et neutre, partout où sévit le chaos.
Rodrigues a recueilli ainsi les témoignages de ces humanitaires qui interviennent de par le monde, sur des théâtres de guerre, de génocide…
Sa pièce se donne comme une manière de « making of » préparatoire à la rédaction du texte. Quatre personnages (Natacha, Adrien, Baptiste et Beatriz) s’adressent tour à tour à leur intervieweur qui enregistre leurs récits. Le dispositif dramatique dévoile ses rouages. Adrien dit : « Quand vous m’avez écrit pour faire cette interview, ça m’a intrigué. Une pièce de théâtre sur nous… Enfin sur notre travail. C’est bien ça ? » (p. 14).
Plus loin, il ajoute : la pièce sera une sorte de documentaire ? Et les acteurs seront ces hommes et femmes du terrain. L’écriture s’installe dès lors dans un entre-deux du réel et de sa représentation scénique. Les quatre témoins eux-mêmes évoluent entre le monde du possible, sorte d’arrière du front, de retour à la vie, loin des horreurs et celui de l’impossible.
Selon la logique des témoignages, la pièce énumère les histoires vécues par les deux hommes et les deux femmes convoqués ; récits individualisés par leur titre. Cependant le texte refuse de situer géopolitiquement les lieux de ces actions essentiellement médicales . Quelques repères indiquent qu’il s’agit ici d ‘une jungle, là d’une guerre civile, d’un conflit contre des fondamentalistes…
Des bribes de langue comme le russe, l’arabe… renvoient à des zones vaguement repérables. Les expériences humaines comptent davantage : l’amputation d’un pied, l’évocation d’un charnier, le sauvetage par transfusion sanguine d’un petit footballeur, le désespoir d’une mère qui n’a pas revu son fils depuis quarante ans…
De toute façon, le texte des paroles ne peut que raconter et demeure impuissant à montrer toutes ces abominations. Les personnages d’ailleurs ne cessent de tenter de traduire ce qu’ils ont éprouvé face à cet impossible. Les humanitaires ne sont pas des saints.
Une des séquences est consacrée à une lettre envoyée par Adrien à un collègue qu’il a dénoncé, auprès de leur ONG pour des faits de pédophilie. Face à ces fragments de quelques pages, des questions inaudibles, signalées en didascalies, cherchent à aller plus loin encore dans l’approche de ces vies si particulières qui touchent à la cruauté de l’humanité.
La pièce avance sur le mode d’un crescendo avec un dernier témoignage portant non plus sur une seule victime mais sur un peuple, au titre plus violent, What the fuck. Sans jamais nommer le Rwanda, Rodrigues dans l’absence/ présence de l’intervieweur, donne quelques indices avec la date de 1993 qui précède le génocide. Ne pas citer non plus les vrais noms dans la pièce (p. 66). Le théâtre agit dans l’universel.
Il y a en quelque sorte un point limite à constituer cette matière des ignominies du monde ; c’est peut-être pour cela que Beatriz entonne le fado Medo, inspiré d ‘un poème de Reinaldo Ferreira. Chant de la mélancolie désespérée lusitanienne d’Amalia Rodrigues.
Seule la dernière « scène » réunit en répliques les quatre personnages comme si le théâtre, le spectacle à venir pouvaient enfin s’affirmer mais chaque parole se referme sur elle-même, recommence. Et le texte ne retiendra que le mot final : l’impossible.
La pièce sera présentée dans le cadre du prochain festival d’automne à Paris, au théâtre de l’Odéon (Berthier) du 20 septembre au 16 octobre, en version surtitrée, français et anglais puis le spectacle partira en tournée en France et à l’étranger.
marie du crest
Tiago Rodrigues, Dans la mesure de l’impossible, traduction du portugais de Thomas Resendes, Les Solitaires Intempestifs, 2022, 80 p. — 14,00 €.