L’Elu : l’Off et l’Officiel : fragments du discours politique. Suivi d’un entretien avec le vidéaste Aurélien Grèzes.

Pour­sui­vant dans une logique sans faille son tra­vail sur l’image et ses cli­chés, Auré­lien Grèzes avec L’Elu s’attaque au back­ground poli­tique afin de ren­ver­ser le dis­cours sur lui-même. L’acte de créa­tion met à mal les lois de repré­sen­ta­tion inhé­rentes aux images dans un lieu mini­ma­liste et cir­cons­crit. Et ce, avec beau­coup de sub­ti­lité et de per­ti­nence. Un élu, conseiller muni­ci­pal d’une petite com­mune des hau­teurs de Nice est invité à s’adresser face caméra aux spectateurs/électeurs. Il livre ses réflexions sur le pou­voir, ses enga­ge­ments, ses espoirs. Mais le dis­po­si­tif mis en place par Auré­lien Grèzes per­ver­tit l’exercice : une fron­tière mou­vante ne cesse de se dépla­cer entre le dis­cours et son éla­bo­ra­tion, entre la « per­sona » et le per­son­nage offi­ciel.
Il eût été facile au créa­teur d’ironiser l’Elu puisqu’il n’est pas habi­tué aux arcanes des médias. Mais la décons­truc­tion est tout autre. Elle passe par le dis­po­si­tif de vision­nage (l’écran est per­pé­tuel­le­ment coupé en deux car­rés) et par le pro­ces­sus de sai­sie : mon­tage avec entre autres des jeux de face à face d’un cadre à l’autre et par­fois des faux rap­ports entre ce qui est dit en voix off par l’Elu et l’articulation de ses lèvres à l’écran. Dans un radi­ca­lisme de l’évidence, Auré­lien Grèzes fait preuve d’une grande habi­leté « cri­tique ». L’élu n’a rien de ridi­cule et de cari­ca­tu­ral. Dans le dis­po­si­tif il n’est pas plus traité avec céré­mo­nial que mal­traité. Il reste face à lui-même et face à ses mots. Et se prête à l’enregistrement pen­dant deux jour­nées (réduite dans la vidéo à une heure) avec bien­veillance et patience.

Une cer­taine « sym­pa­thie » (au sens de « être avec ») est créée. Car dans la mesure où l’Elu s’abandonne non seule­ment à son propre dis­cours « offi­ciel » mais au com­men­taire de cette longue séance, le spec­ta­teur est privé de ses repère clas­siques. A priori il pen­sait s’intéresser aux prises de posi­tions du poli­ti­cien (sur la reli­gion, l’immigration, l’art contem­po­rain et Ver­sailles, le réchauf­fe­ment cli­ma­tique, les quo­tas, etc.) mais de fait il s’intéresse aux doubles jeux de l’image. Le film prouve ce que sou­ligne Didi-Huberman : « L’image la plus simple n’est jamais une simple image ». Auré­lien Grèzes ne pro­pose donc pas un simple repor­tage. Il l ouvre non à la fic­tion du réel mais au réel de la fic­tion du per­son­nage poli­tique. Ce der­nier n’est pas piégé par son propre dis­cours. Aimer Noëlle Perna et reje­ter le baro­quisme des grandes expo­si­tions du Châ­teau de Ver­sailles sont des avis autant res­pec­tables que ceux qu’on pour­rait leur oppo­ser.
Grèzes montre le per­son­nage poli­tique avec la juste froi­deur. Celle-ci évite toute condes­cen­dance au moment où l’élu prend conscience de faire par­tie d’un dis­po­si­tif artis­tique dont il espère tirer un carac­tère « péda­go­gique » (comme il le dit lui-même). L’élu « fait le job » demandé par le réa­li­sa­teur comme il fait celui que son rôle lui demande. Dans cette période poli­ti­que­ment trou­blée, il fait éprou­ver une empa­thie pour son action. Preuve peut-être que ce n’est pas la poli­tique qui cor­rompt mais le pou­voir (ce qui n’est pas la même chose). Ima­gi­nons le maire de Nice à la place de cet adjoint d’un des vil­lages de l’arrière-pays…

Quant au vidéaste, il per­met de par­ve­nir au fond d’un visible grâce à une éco­no­mie séman­tique et sty­lis­tique. Repre­nant à son compte le concept de Gilles Deleuze de “déter­ri­to­ria­li­sa­tion”, il met son Elu ni hors jeu, ni hors de lui mais sim­ple­ment face à ses res­pon­sa­bi­li­tés de com­mu­ni­cant. La caus­ti­cité du off balaie les carac­tères fon­da­men­taux de toute vision magique du monde. Il donne aussi des clés pour en mon­trer les tru­cages et les chausse-trappes mais aussi la naïve sincérité.

jean-paul gavard-perret

Auré­lien Grèzes, L’Elu , dis­po­nible via le site de l’artiste.

Entre­tien avec Auré­lien Grèzes :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
L’impatience.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Je ne m’en sou­viens plus.

A quoi avez-vous renoncé ?

A cer­taines choses que je n’aurais peut-être pas dû accep­ter.

D’où venez-vous ?
D’ailleurs.

Qu’avez-vous reçu en dot ?

Ma langue au chat.

Qu’avez vous dû “pla­quer” pour votre tra­vail ?

J’aurais aimé pou­voir dire « le tra­vail ».

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?

Heb­do­ma­daire.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres artistes ?

Ma réponse ?

Où tra­vaillez vous et com­ment ?

Ici, ainsi.

Quelles musiques écoutez-vous en tra­vaillant ?

Celles de mes voi­sins.

Quel est le livre que vous aimez relire ?

La pile de feuilles blanches qui se trouve sur mon bureau.

Quel film vous fait pleu­rer ?

“Grizzly man”.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?

Quelqu’un que je ne ver­rai jamais autre­ment.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?

Je n’oserais pas pro­non­cer son nom…

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?

Saint-Dizier.

Quels sont les artistes dont vous vous sen­tez le plus proche ?

Ceux aux­quels j’aurais aimé res­sem­bler.

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?

Une année en moins.

Que défendez-vous ?

Mes réponses.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas” ?

Une chan­son de Frank Michael inter­pré­tée à l’envers.

Enfin que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“

Comment ?

Pré­sen­ta­tion et  entre­tien réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com en  février 2013

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