La pandémie de Covid suscita, pendant de très longs mois, la présence répétée sur les plateaux de télévision, dans la presse écrite, d’éminents médecins, professeurs infectiologues commentant l’évolution mondiale du virus non sans débattre entre eux des stratégies à adopter.
Ils furent remplacés par des généraux étoilés et des politologues, experts présidant aux destinées de fondations et autres think tanks. Les cartes illustrèrent les mouvements guerriers, à la place des courbes médicales.
Le 24 février 2022, l’armée russe, après avoir stationné aux frontières biélorusses et ukrainiennes sous prétexte de manœuvres, lança « son opération spéciale » contre Kiev. De nombreux éditorialistes alors firent la promotion de toute une littérature géopolitique démontrant les enjeux de cette guerre, qui avait commencé en 2014, dans l’est du pays et qui avait vu la Crimée revenir dans le giron de la Russie. Poutine devint la Figure.
Giuliano Da Empoli choisit lui le roman, son premier roman, pour donner textuellement vie au pouvoir russe, à celui qu’il nomme très souvent le Tsar et aux hommes de son entourage immédiat. Le roman s’élabore selon la construction narrative du récit dans le récit.
En effet, le narrateur « occidental » dont nous ne saurons rien ou presque, va rendre visite dans sa maison, dans les environs de Moscou, au personnage central, Vadim Baranov, alias Nicolas Brandéis. Ce dernier prenant à son tour, à la première personne, la charge du récit très chronologique de son rôle dans l’histoire post-soviétique. Le récit durera le temps de cette visite nocturne, dans la grande demeure aux allures allemandes. L’auteur/ narrateur du réel choisit d’écrire en français (il est Italo-Suisse), un peu à la manière de certains auteurs russes qui choisissaient notre langue pour s’exprimer.
Da Empoli ne cherche à pas à dissimuler ses sources d’inspiration. Vladimir Poutine, Edouard Limonov (rencontré chez Emmanuel Carrère), Boris Berezovsky, qui finira mal à Londres ou Mikhaël Khodorkovski, oligarque à la tête de Ioukos, déchu et emprisonné, ou l’opposant Kasparov appartiennent bel et bien à l’Histoire russe plus ou moins récente, d’après l’URSS.
L’auteur, en cela, rejoint ses collègues politologues mais il bifurque et suit une autre voie plus subtile. Il avoue tout d’abord que son héros au sens de premier personnage a pour modèle l’ancien conseiller de Poutine, Vladislav Sourkov, qui pendant vingt ans joua, auprès de l’homme du Kremlin, un rôle d’idéologue et finit par démissionner comme le Baranov du roman.
Le narrateur étranger du livre se fonde, au début de son entreprise, sur des rumeurs, des imaginaires : on disait, on l’appelait. Baranov est le mage, quelqu’un qui justement évolue entre des effets de réalité et de prodige. Il est aussi l’héritier d’une figure de fantasmes de la fin de la Russie tsariste, Raspoutine, à qui l’on prêtait des dons surnaturels.
Les lecteurs peuvent d’ailleurs ainsi choisir deux voies. La première nous éclaire sur les rouages qui ont conduit les Russes d’après Eltsine à s’en remettre à l’homme gris de St Pétersbourg, ainsi qu’à la psyché russe. Da Empoli est fin connaisseur de ce sujet. La seconde nous emporte dans la poésie glacée et sombre de Moscou, décor de l’action politique et romanesque mais aussi nous séduit par l’envoûtante présence de Ksénia, amour retrouvé de Baranov.
La scène du bain au chapitre 28 fait d’elle une énigmatique et magnifique Lorelei. Baranov, aux origines aristocratiques, à la différence du Tchéchéne Sourkov, est nourri de littérature : il a lu Alstophe de Custine qui en quelque sorte a posé comme lui, son regard sur les sphères dirigeantes de la Russie impériale dans son très célèbre ouvrage : La Russie en 1839. Il est habité par les grandes œuvres littéraires de son pays comme d’ailleurs son visiteur européen, fin lecteur du Nous de Zamiatine.
Et force est d’admettre que ces échos littéraires dépassent la stricte matière géopolitique. Le pouvoir n’est pas seulement une affaire de forces en présence mais surtout de méditations, de chimères, d’échos, de recommencements et de ruptures. Mais c’est aussi une affaire de théâtre du monde : Baranov et Sourkov ne viennent-ils pas tous deux, justement de l’univers de la scène. ?
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marie du crest
Giuliano Da Empoli, Le mage du Kremlin, Gallimard, coll. Nrf, 2022, 280 p. - 20,00 €.
L’auteur a écrit de nombreux essais en français et italien.