Hervé Guibert & Eugène Savitzkaya, Lettres à Eugène – correspondance 1977–1987

Les lettres tou­te­fois ne donnent de clés ni aux accords, ni aux désaccords

La cor­res­pon­dance amou­reuse ne peut pré­tendre à l’émancipation des désirs et sen­ti­ments qu’elle évoque. Tout au plus émergent au milieu des affres et des tour­ments des moments de vir­tua­li­tés mer­veilleuses. Les lettres échan­gées par Hervé Gui­bert et Eugène Savitz­kaya n’échappent pas à la règle. Le pre­mier ose émettre des sen­sa­tions extrêmes. Le second reste sur la réserve. Le par­tage  met en exergue des évi­dences et des jeux d’ombres sans que ses der­niers soient hys­té­ri­sés. Demeure un inter-monde au sein d’un par­tage peu équi­table. Dans sa der­nière lettre Savitz­kaya écrit : « Pour toi je me suis jeté dans le vide les yeux fer­més, mais le trem­plin n’était qu’à deux cen­ti­mètres du sol ». Tout est là. L’écrivain belge sug­gère avec son iro­nie cou­tu­mière l’écart entre les deux par­te­naires. En amour l’égalité des pas­sions n’existe pas. Et le livre prouve que ses affres finissent for­cé­ment mal. Mais l’abandon n’est pas ici une déci­sion. Le Sida eu rai­son de Gui­bert.
Dans son éter­nelle pas­sion, ce der­nier brouille les fron­tières entre le réel et l’imaginaire et plonge tou­jours dans la fré­né­sie. Il pro­cède par enva­his­se­ment épis­to­laire pas­sion­nel. L’homme blessé s’y met à nu. Son manque pro­fond, irré­duc­tible n’est pas sans rap­pe­ler celui de Bernard-Marie Kol­tès. Mais tan­dis que l’écriture de Gui­bert pro­li­fère, celle de Savitz­kaya est, sinon plus sage, du moins plus dis­tante face à celui qui à la fois réclame la dévo­ra­tion mais refuse de s’y plier. L’auteur d’ Un jeune homme trop gros (livre qui fit entrer les deux hommes en rap­port) y fait preuve de son style tou­jours ramassé, iro­nique et pudique. Mais il ne cherche pas à faire bar­rage à l’océan Gui­bert. Il envi­sage dans la pré­ci­sion laco­nique son écri­ture comme une forme de pen­sée et non sim­ple­ment de son expres­sion. Chez lui, la vérité est bâtie sur un pan­théisme pla­cide et répé­ti­tif. Chez Gui­bert, elle se construit sur des amours plus idéales et des désirs plus dépravés.

Néan­moins, les deux cor­res­pon­dants aux options lit­té­raires très diver­gentes sont tels quels. A savoir, deux indi­vi­dua­li­tés que la lit­té­ra­ture n’oppose pas mais rap­proche. Peu enclins au simu­lacre social ou amou­reux et dans une admi­ra­tion réci­proque, Gui­bert et Savitz­kaya ne trichent pas. Par delà les aléas, l’élan demeure mais il se vit dif­fé­rem­ment. Les lettres tou­te­fois ne donnent de clés ni aux accords, ni aux désac­cords. Preuve que la cor­res­pon­dance ne peut rien résoudre. Comme nous le disions en com­men­çant, elle ne pos­sède pas la capa­cité de pré­tendre à l’émancipation des désirs et des sen­ti­ments qu’elle évoque. Elle laisse amou­reux et lec­teurs pié­gés dans ses « désoeu­vre­ments » (Blan­chot) et ses dédales.  Pire  : elle contri­bue à les fomen­ter. Mais n’est-ce pas là tout le plai­sir et l’angoisse du genre ?

jean-paul gavard-perret

Hervé Gui­bert & Eugène Savitz­kaya, Lettres à Eugène – cor­res­pon­dance 1977–1987, Gal­li­mard, Paris, 144 p.- 15,90 €

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