Les lettres toutefois ne donnent de clés ni aux accords, ni aux désaccords
La correspondance amoureuse ne peut prétendre à l’émancipation des désirs et sentiments qu’elle évoque. Tout au plus émergent au milieu des affres et des tourments des moments de virtualités merveilleuses. Les lettres échangées par Hervé Guibert et Eugène Savitzkaya n’échappent pas à la règle. Le premier ose émettre des sensations extrêmes. Le second reste sur la réserve. Le partage met en exergue des évidences et des jeux d’ombres sans que ses derniers soient hystérisés. Demeure un inter-monde au sein d’un partage peu équitable. Dans sa dernière lettre Savitzkaya écrit : « Pour toi je me suis jeté dans le vide les yeux fermés, mais le tremplin n’était qu’à deux centimètres du sol ». Tout est là. L’écrivain belge suggère avec son ironie coutumière l’écart entre les deux partenaires. En amour l’égalité des passions n’existe pas. Et le livre prouve que ses affres finissent forcément mal. Mais l’abandon n’est pas ici une décision. Le Sida eu raison de Guibert.
Dans son éternelle passion, ce dernier brouille les frontières entre le réel et l’imaginaire et plonge toujours dans la frénésie. Il procède par envahissement épistolaire passionnel. L’homme blessé s’y met à nu. Son manque profond, irréductible n’est pas sans rappeler celui de Bernard-Marie Koltès. Mais tandis que l’écriture de Guibert prolifère, celle de Savitzkaya est, sinon plus sage, du moins plus distante face à celui qui à la fois réclame la dévoration mais refuse de s’y plier. L’auteur d’ Un jeune homme trop gros (livre qui fit entrer les deux hommes en rapport) y fait preuve de son style toujours ramassé, ironique et pudique. Mais il ne cherche pas à faire barrage à l’océan Guibert. Il envisage dans la précision laconique son écriture comme une forme de pensée et non simplement de son expression. Chez lui, la vérité est bâtie sur un panthéisme placide et répétitif. Chez Guibert, elle se construit sur des amours plus idéales et des désirs plus dépravés.
Néanmoins, les deux correspondants aux options littéraires très divergentes sont tels quels. A savoir, deux individualités que la littérature n’oppose pas mais rapproche. Peu enclins au simulacre social ou amoureux et dans une admiration réciproque, Guibert et Savitzkaya ne trichent pas. Par delà les aléas, l’élan demeure mais il se vit différemment. Les lettres toutefois ne donnent de clés ni aux accords, ni aux désaccords. Preuve que la correspondance ne peut rien résoudre. Comme nous le disions en commençant, elle ne possède pas la capacité de prétendre à l’émancipation des désirs et des sentiments qu’elle évoque. Elle laisse amoureux et lecteurs piégés dans ses « désoeuvrements » (Blanchot) et ses dédales. Pire : elle contribue à les fomenter. Mais n’est-ce pas là tout le plaisir et l’angoisse du genre ?
jean-paul gavard-perret
Hervé Guibert & Eugène Savitzkaya, Lettres à Eugène – correspondance 1977–1987, Gallimard, Paris, 144 p.- 15,90 €