La première chose que je voudrais souligner, c’est que cette pièce de théâtre, ce monologue, espèce de ritournelle, puise sa dramaturgie plus dans l’écriture que, à proprement parler, dans la diégèse.
Le lecteur (et peut-être le spectateur) s’intéresse davantage à voir comment fonctionne la machine théâtrale, son « manège », qui opère par le langage, une prosodie sans naturalisme.
Ce personnage, qui n’a d’autre dénomination que : LUI, est ballotté entre Éros et Thanatos, la mort et l’amour, le jeu et la gravité des actes, la légèreté éthérée de son expression et l’horreur des faits, les choses symboliques et la réalité.
Ces grands archétypes servent le texte et lui donnent relief. Écriture dramatique presque primaire, comme le théâtre lui-même et ses milliers d’années d’existence.
Cependant, la pièce ne se dégage pas complètement de sa forme. Heureusement, car cette forme est mieux que l’évocation d’une histoire ou une histoire en demi-teinte, gagnant par sa formulation écrite. Donc, plus la langue que le récit.
Fatalement et comme surplis à ce monologue, l’on trouve un décor de fête foraine — là sans doute le manège envisagé deux fois, celui du personnage et des réelles auto-tamponneuses. Cette fête finira presque innocemment dans le sang.
Le soliloque de cet homme, que l’on suppose assez jeune, se perd dans un univers morbide, pris par un amour qui finira dans les formes érubescentes de la mort. Il y a de l’Idiot, et encore de La Mort et les masques d’Ensor, ou bien de la Gelsomina de Fellini, de la Lola Montès d’Ophuls.
Tout cela pour décrire un moment de crise, où les signes dramatiques s’effacent devant la langue d’Eugène Durif.
LUI. De nuit, alors il n’en aura plus.
Les chiens aboient, je les entends, loin puis proches.
J’ai froid, les yeux se ferment malgré eux, de nuit il n’y en aura plus, et la lumière ou l’ombre cela n’aura plus d’importance.
Continuez à parler, ne plus sentir le froid, souffler sur ses doigts, continuer à parler.
Avant de conclure cette chronique sur une première focale sur le théâtre d’Eugène, j’évoquerais le lien avec ce qui est si beau dans les compositions de livre précieux, c’est-à-dire les impressions au plomb. Je dis cela car ces caractères manuels sont composés d’un alliage de trois métaux : l’antimoine, l’étain et le plomb.
Cette méthode provoque une légère impression sur le papier, appuyant sur la page. Ici, ce sont l’histoire, l’écriture et le théâtre, alliage métallique propre à émouvoir l’esthète, le spectateur et le lecteur qui font l’assemblage du dramaturge. Je souligne cela pour marquer un instant la noblesse de ce cette entreprise scripturale.
Plus généralement, c’est l’équilibre mental de ce LUI où subsiste l’intrigue de part en part de la pièce. Et avec cette incertitude, l’on en revient à suivre une sorte de machine, où la crémone articule le seuil de l’inquiète personne du personnage vers la folie, vers l’arbre à cames de la prosodie qui transmet vers le lecteur toute la beauté de ce jeune garçon, criminel par oubli, par raptus peut-être — mais machine désirante, aurait dit Gilles Deleuze.
Je laisse le dernier mot au dramaturge :
J’ai fermé les yeux, nous sommes partis en direction du petit bois. Elle me suivait sans un mot, j’ai cru voir un sourire dans l’ombre et son visage penché vers moi. Cette voix que j’entendais comme un double d’elle, une lumière qui serait tombée de sa bouche. Cela s’est arrêté, fixé, photographié pour toujours, souffles suspendus dans l’ombre, ferme les yeux, ne les laisse pas ouverts sur le blanc, une étreinte, cela ressemblait à une étreinte et mon souffle aussi suspendu, dans l’attente.
un extrait lu par Philippe Journo (6mn44)
didier ayres
Eugène Durif, Le Petit Bois, éd. Actes sud-papier, 2010 — 13,00 €.