Isabelle Sobelman, Beckett

Dire moins par les mots que par leurs hésitations

« Ici au ter­rier j’ai des veilleurs. Plu­sieurs. L’un d’eux s’appelle Samuel Beckett » écrit Isa­belle Sobel­man. Beckett. L’auteur dans un grand tirage noir et blanc. Cer­tains prennent ce por­trait à la mine de plomb de Jean-Olivier Hucleux pour une pho­to­gra­phie de Gisèle Freund : « on ne sau­rait les blâ­mer, la pho­to­graphe elle-même s’y est lais­sée prendre et d’intenter à l’artiste un pla­giat » écrit l’auteure. Cer­tains autres lui demandent, à l’auteure « C’est ton père ? ». D’une cer­taines manière, ils se trompent moins que les pre­miers.
Ce texte « sans titre » (pour reprendre celui de l’ami de tou­jours — Bram van Velde) res­tera un des plus beaux écrits sur le (mal nommé) « Dépeu­pleur ». Il est à son image : court. En s’écrivant il s’efface. Beckett s’y sent comme une bête. Mais pas n’importe quelle bête : l’homme-aigle qui ne ment jamais et n’écrit que le néces­saire. Il est assis devant une biblio­thèque. Guet­tant l’instant. Quand il ne l’attend pas il se détruit, il a des remords, il boit par­fois, il marche sou­vent. Il est seul mal­gré les femmes. Regard bleu. Mains parfaites.

On le crut un temps aveugle. Il le fut presque. Voir mal pour voir mieux. Dire moins par les mots que par leurs hési­ta­tions. Sachant que le grand risque c’est la fabri­ca­tion, il sut attendre le seul texte, le texte ter­mi­nal : celui d’une page et dont on peut vivre. Cha­cune d’elle demeure le saut dans l’inconnu, le risque. Un salto vers l’énergie qui fait vivre. Attendre que ça vienne presque jusqu’à la fin — Beckett immo­bile mou­rant devant sa télé­vi­sion. Der­nier sou­pir comme les autres. Jamais su, tou­jours à décou­vrir.
Beckett se laissa domi­ner par ce « grand et néces­saire exer­cice d’imbécillité » dont il parla à Nova­rina. Cer­tains prirent cela pour du mys­ti­cisme. Mais c’est le contraire : la défaillance de la logique et de la trans­cen­dance. Etre vaincu pour écrire ce qui n’a pas de mots. Res­ter sur leur piste ? Se lais­ser por­ter, s’aventurer sans preuve : « Je pense donc je m’écroule ». Mais en com­plice de la vie pour y trou­ver le jamais su. L’écriture — la vraie — y conduit. Isa­belle Sobel­man l’a com­pris. Elle redonne à Beckett son regard d’enfant. Ni triste, ni abattu. Un regard d’épervier. Fuyant la mort. Fuyant le cau­che­mar vital. Avant que les mots sor­tant du silence puis y retour­nant le fassent entendre. Une seule image suf­fit. Naïve et sourde. Elle n’ajoute rien. Mais ne retranche pas plus.

jean-paul gavard-perret

Isa­belle Sobel­man, Beckett , Edi­tions Der­rière la Salle de Bain, Rouen, 7,00 € .

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