Ô lecteur, ne t’aventure pas dans cet éclat vocal sans ton fil d’Ariane ni tes petits cailloux blancs, car deux précautions valent mieux qu’une
Bauge cinq étoiles
La quatrième de couverture — du reste fort appétante — présente Le Cri du sanglier comme une “fable anthropomorphique”. Voilà qui sonne un peu réducteur pour ce texte foisonnant où références, citations et expressions se côtoient, se télescopent, se mêlent en une complexité jubilatoire. Car “fable” supposerait que l’on puisse ramener le tout sous la conduite logique d’un récit, d’une “histoire” comme l’on dit communément. Et là, en l’occurrence, rien de moins aisé.
L’apparence même des pages — mots soulignés, notes de bas de page dont l’étendue par endroits vient à supplanter celle du texte, documents ajoutés comme en un collage — confère au texte une dimension plastique qui rend superflue la question de savoir s’il y a ou non un “récit”, notion dont relèvent maintes catégories littéraires parmi lesquelles aucune n’est susceptible d’accueillir Le Cri du sanglier.
La chose est donc entendue : pas d’étiquette possible, rien de commode à quoi se raccrocher pour évoquer ou comparer, pas de systématique (comme il en existe, par exemple, pour le sanglier, cf p. 155) à la disposition du chroniqueur qui aurait succombé à ce Cri comme les compagnons d’Ulysse aux chants des sirènes. Reste alors un recensement détaillé de ces particularités : un usage surabondant de termes dialectaux ou relevant du jargon de la vénerie, un style azimuté où les circonvolutions d’une syntaxe élégante et désuète croisent le fer avec néologismes, abréviations et expressions pour le moins familières, la planéité de la page approfondie par les perspectives qu’offre la démultiplication des zones de lecture (notes bas de page, annexes, glossaire), les références incessantes (et ce dans tous les domaines de ce qu’il est convenu d’appeler la “culture”)… enfin un ” je ” qui abolit la distinction d’usage entre narrateur et auteur tant les deux s’y lisent à la fois séparément et de conserve.
Pour un peu, on soupçonnerait l’auteur de s’être abandonné aux vertiges créatifs que son propos ouvrait devant lui ; on le dirait parfois emporté par une sorte de frénésie d’écriture, lâchant la bride à ses phrases qui, contournées à souhait le plus souvent, prennent un essor tout soudain et galopent ventre à terre pour aller buter contre un point bienvenu à quelques pages de là. Pas toujours facile à suivre, l’ami Grui-Grui — en bon gibier habitué à la traque…
L’auteur semble avoir voulu d’une seule pierre faire plusieurs coups : nous entrouvrir les portes de sa bibliothèque, fustiger la bêtise et l’orgueil humains, se jouer de diverses formes discursives, jongler avec les niveaux d’écriture, donner libre cours à sa passion lexicographique, se poser en enseignant, prendre prétexte littéraire pour changer d’incarnation, et dessus tout cela, élaborer une partie fine de mystification avec les lecteurs en les obligeant à se lancer dans un continuel jeu de piste… qu’il prend un malin plaisir à redoubler encore en les conviant à une étape de “chasse au trésor” via le site dédié au Cri*. [site disparu depuis, note de la rédaction]
D’ailleurs, pour aller dans le sens évidemment ludique qui oriente ce livre, pourquoi ne pas inciter ceux qui en arpenteront les pages à pousser le jeu jusqu’à interrompre leur lecture le temps de préparer puis de déguster les recettes proposées ? À prendre aussi au pied de la lettre ( !) l’invite de l’auteur en découpant les pages suivant les pointillés ?
Le meilleur comparant qui se pourrait trouver à ce livre étrange serait une forêt, une forêt dense, touffue, parcourue de boutis et de vermillis qu’il faut déchiffrer à force de curiosité et de persévérance… non, mieux que cela : ces pages sont un véritable vortex sylvestre, fruit d’une expérience à n’en pas douter hallucinogène qui, refusant de s’avouer comme telle, dissimule sa luxuriance débridée sous les dehors chatoyants d’un lexique et d’une syntaxe aussi rares et précieux que le serait la création inédite d’un grand chef haut toqué au Michelin.
Et voilà le sanglier — il ne manquait plus que cela à sa panoplie — devenu emblème d’une cause pas encore perdue — Frédéric Grolleau le prouve ici : celle de la littérature virtuose.
isabelle roche
*P. 194 : “Pour accéder au chapitre inédit qui présente le sens du secret et l’importance du retrait pour un sanglier, le lecteur de ces pages est invité à se reporter au sous-bois retiré accessible sur le site du Cri […]”
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lire un entretien avec l’auteur
Frédéric Grolleau, Le Cri du sanglier, Denoël, 2004, 250 p. — 16,00 €.