Seiichi Furuya, Mémoires. 1984–1987

Enigme exis­ten­tielle de la photographie

Routard pen­dant des années, Seii­chi Furuya — diplômé de l’école de pho­to­gra­phie de Tokyo — fait connaître dans les pays ger­ma­niques au sein de la revue Camera Aus­tria Daido Moryama ou Araki. Il ren­contre l’actrice Chris­tine Göss­ler à l’époque où il ne vit pas encore de ses pho­tos. Il pho­to­gra­phie des pay­sages afin de tra­duire le silence épais qui recouvre l’Europe de l’Est. Il fixe des rues, le quo­ti­dien, des pers­pec­tives et des tram­ways avec une teinte sub­tile d’ironie.
Dès la ren­contre avec la femme de sa vie, la plu­part des pho­tos de Furuya ont comme sujet ses por­traits, seule ou avec leur enfant. Para­doxa­le­ment, ces pho­tos sont beau­coup moins enjouées que celles des villes d’Europe de l’Est. Plus le temps avance, plus les por­traits de l’aimée semblent n’avoir pas de prise sur elle. On la sent qua­si­ment s’éloigner du réel et deve­nir étran­gère au monde et à elle-même. La veille de son sui­cide, Seii­chi Furuya la pho­to­gra­phie encore dans un jar­din aux cou­leurs d’automne. Son regard tente d’accrocher celui de l’appareil, mais elle n’y arrive plus. Tout est déjà plié. Le 7 octobre 1985, jour de l’anniversaire de la RDA, elle se jette de la fenêtre de son appar­te­ment de Berlin.

Après sa mort, le pho­to­graphe écrit un livre, Mémoires, dans lequel le sui­cide par­tage le texte en deux par­ties. La seconde moi­tié est han­tée par l’absence. Rues, immeubles, jar­dins et jusqu’à l’idéologie demeurent en place mais la pièce maî­tresse n’est plus. Le centre absent dés­équi­libre l’architecture de l’ensemble. A l’exacte césure du livre, à la date du 7 avril 1985, se trouve une planche contact aux pho­tos minus­cules. Sur l’une d’elle, se dis­tingue un corps écrasé contre l’herbe verte. Cette photo a été prise depuis la fenêtre d’où le corps s’est éjecté. Cette photo Furuya ne l’agrandira pas, ne l’exposera jamais. C’est une photo « trou noir » qui défie l’art, la pho­to­gra­phie, la vie. Sur la planche contact suivent deux cli­chés pris au pied de l’immeuble, le corps est recou­vert et la police entoure un bran­card. Les pho­tos sui­vantes sont celle de l’avion qui ramè­nera le corps à Graz, en Autriche.
Un pro­blème reste posé par cette prise. On ne com­prend pas ce qui a pu pous­ser l’artiste a réa­li­ser un tel cli­ché. Tout se passe comme si le pho­to­graphe armé de son appa­reil n’avait pas encore com­pris ce qui venait de se pas­ser. Cer­tains sont allés jusqu’à se deman­der si la femme ne s’était pas jetée par la fenêtre par ce qu’elle savait que son com­pa­gnon allait jus­te­ment prendre sa photo Et le prin­cipe de dis­si­mu­ler le cli­ché tout en le mon­trant peut lais­ser per­plexe. Un tel cli­ché pose une nou­velle fois “l’obscénité” de la pho­to­gra­phie. Un tel cli­ché n’est sans doute pas le signe de l’indifférence du pho­to­graphe mais son incom­pré­hen­sion au monde que tra­duit l’ensemble de son œuvre en son gouffre De plus, par ce seul cli­ché montré-caché l’œuvre se charge d’une autre douleur.

On sait quel vide habite depuis cet épi­sode Furuya. Ses nou­velles pho­tos masquent à peine sa dou­leur. Série d’un appar­te­ment sans vie, série de terres-pleins et d’herbes qui repoussent en effa­çant tou­jours un peu plus les traces, séries de pho­tos de chars, de marches, série des fêtes célé­brant tous les 7 octobre une Répu­blique vide de sens ren­voient aux por­traits de Chris­tine . Ils veulent ouvrir mais se ferment sur un mys­tère, un échange impos­sible. Se palpe l’impossible de la sen­sa­tion dans le gouffre du corps où la vie ne trouva bien­tôt plus la force de vivre contre le peu qu’elle est.
C’est pour­quoi chez Furuya la pho­to­gra­phie ne se quitte pas : le Japo­nais y revient tou­jours sans savoir où il va armé d’un désar­roi par­ti­cu­lier, vierge et vivace, proche mais si loin­tain ; il devient cet oiseau palmé qui glisse sur l’eau vers les rives d’un fleuve noir.

jean-paul gavard-perret

Seii­chi Furuya, Mémoires. 1984–1987, Edi­tions Foto­hof,  Salz­burg, Autriche, 185 p., 201 2.

 

 

 

 

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