Enigme existentielle de la photographie
Routard pendant des années, Seiichi Furuya — diplômé de l’école de photographie de Tokyo — fait connaître dans les pays germaniques au sein de la revue Camera Austria Daido Moryama ou Araki. Il rencontre l’actrice Christine Gössler à l’époque où il ne vit pas encore de ses photos. Il photographie des paysages afin de traduire le silence épais qui recouvre l’Europe de l’Est. Il fixe des rues, le quotidien, des perspectives et des tramways avec une teinte subtile d’ironie.
Dès la rencontre avec la femme de sa vie, la plupart des photos de Furuya ont comme sujet ses portraits, seule ou avec leur enfant. Paradoxalement, ces photos sont beaucoup moins enjouées que celles des villes d’Europe de l’Est. Plus le temps avance, plus les portraits de l’aimée semblent n’avoir pas de prise sur elle. On la sent quasiment s’éloigner du réel et devenir étrangère au monde et à elle-même. La veille de son suicide, Seiichi Furuya la photographie encore dans un jardin aux couleurs d’automne. Son regard tente d’accrocher celui de l’appareil, mais elle n’y arrive plus. Tout est déjà plié. Le 7 octobre 1985, jour de l’anniversaire de la RDA, elle se jette de la fenêtre de son appartement de Berlin.
Après sa mort, le photographe écrit un livre, Mémoires, dans lequel le suicide partage le texte en deux parties. La seconde moitié est hantée par l’absence. Rues, immeubles, jardins et jusqu’à l’idéologie demeurent en place mais la pièce maîtresse n’est plus. Le centre absent déséquilibre l’architecture de l’ensemble. A l’exacte césure du livre, à la date du 7 avril 1985, se trouve une planche contact aux photos minuscules. Sur l’une d’elle, se distingue un corps écrasé contre l’herbe verte. Cette photo a été prise depuis la fenêtre d’où le corps s’est éjecté. Cette photo Furuya ne l’agrandira pas, ne l’exposera jamais. C’est une photo « trou noir » qui défie l’art, la photographie, la vie. Sur la planche contact suivent deux clichés pris au pied de l’immeuble, le corps est recouvert et la police entoure un brancard. Les photos suivantes sont celle de l’avion qui ramènera le corps à Graz, en Autriche.
Un problème reste posé par cette prise. On ne comprend pas ce qui a pu pousser l’artiste a réaliser un tel cliché. Tout se passe comme si le photographe armé de son appareil n’avait pas encore compris ce qui venait de se passer. Certains sont allés jusqu’à se demander si la femme ne s’était pas jetée par la fenêtre par ce qu’elle savait que son compagnon allait justement prendre sa photo Et le principe de dissimuler le cliché tout en le montrant peut laisser perplexe. Un tel cliché pose une nouvelle fois “l’obscénité” de la photographie. Un tel cliché n’est sans doute pas le signe de l’indifférence du photographe mais son incompréhension au monde que traduit l’ensemble de son œuvre en son gouffre De plus, par ce seul cliché montré-caché l’œuvre se charge d’une autre douleur.
On sait quel vide habite depuis cet épisode Furuya. Ses nouvelles photos masquent à peine sa douleur. Série d’un appartement sans vie, série de terres-pleins et d’herbes qui repoussent en effaçant toujours un peu plus les traces, séries de photos de chars, de marches, série des fêtes célébrant tous les 7 octobre une République vide de sens renvoient aux portraits de Christine . Ils veulent ouvrir mais se ferment sur un mystère, un échange impossible. Se palpe l’impossible de la sensation dans le gouffre du corps où la vie ne trouva bientôt plus la force de vivre contre le peu qu’elle est.
C’est pourquoi chez Furuya la photographie ne se quitte pas : le Japonais y revient toujours sans savoir où il va armé d’un désarroi particulier, vierge et vivace, proche mais si lointain ; il devient cet oiseau palmé qui glisse sur l’eau vers les rives d’un fleuve noir.
jean-paul gavard-perret
Seiichi Furuya, Mémoires. 1984–1987, Editions Fotohof, Salzburg, Autriche, 185 p., 201 2.