Malek Alloula se prête à un bel exercice littéraire, à la croisée de l’éssai, de l’interview et du journal intime
Arts de bouche
Se mettre à table : expression à double sens s’il en est, qui souligne combien manger, prendre un repas, c’est un peu aller à confesse — « dis-moi ce que tu manges et comment tu t’y prends, je te dirai qui tu es ». Mais ce serait se méprendre que d’imaginer une quelconque intention inquisitoriale derrière l’invite à « se mettre à table » adressée aux écrivains par les éditions Françoise Truffaut dans le cadre de leur collection « Saveurs de la réalité ». Il s’agit plutôt d’une sorte de jeu où celui qui en accepte les règles devra louvoyer autour du thème de la nourriture et du repas en trente-trois questions dont le libellé permet de les entendre à différents niveaux et donc d’y répondre en privilégiant le sens dénoté, connoté ou symbolique, voire de les mêler tous ensemble en une seule réponse jouant elle aussi de diverses polysémies.
Se pliant à ce qui tient à la fois de l’exercice littéraire à contrainte, de l’interview, des mémoires et de l’essai, le poète Malek Alloula décline ses souvenirs d’enfance, hantés par une peur irrépressible de la dévoration… et par le soin jaloux avec lequel sa mère manipulait ses mjamar. Par des tournures savantes, un tantinet désuètes travaillant sur des rythmes alanguis, sa plume ranime les silhouettes affairées des femmes, les cris riants des enfants, les gestes précis mais non moins avides de ceux qui festoient tout en livrant des réflexions avisées sur le sens profond de tel ou tel aspect de la sociabilité du repas.
L’on sent à son phrasé parfois un peu dolent — mais non dépourvu d’humour - que Malek Alloula est un éminent taste mot, aussi attentif aux harmonies ou aux dissonances du langage qu’à celles des saveurs et des couleurs dont se parent les mets. Et au fil de ses évocations, il devient patent que la terre dont il se sent exilé est autant sa ville natale que son enfance ; le sol et le temps éloignés se rejoignent dans une même nostalgie joyeuse, toute bruissante des sons foisonnants de ces festins familiaux où, comme de bien entendu, abondaient les nourritures terrestres qu’il convenait de saluer à leur juste saveur.
De ces remembrances chatoyantes se dégage un attachement profond à la convivialité, à ces rituels scellés par la sincérité du cœur grâce auxquels ceux qui partagent un repas sont des « convives » et non pas de simples « commensaux » unis par la seule matérialité de la table qui les rassemble temporairement. Nonobstant les grâces parfois un peu affectées du verbe et son goût affirmé pour la frugalité, Malek Alloula propose en fin d’ouvrage seize recettes typiques, aux couleurs de l’humaine chaleur propre à l’hospitalité oranaise. Parce qu’il ne faut pas oublier que manger repose d’abord sur des aliments et sur des mets apprêtés, dès que l’art s’en mêle, de manière plus ou moins complexe. Les noms de ces plats entonnent à eux seuls les premières notes du festin. Mais l’on ne connaîtra la mélodie entière qu’à la condition de préparer puis de déguster au moins l’une de ces recettes ; s’en abstenir ampute à coup sûr la lecture : l’on se limite alors à la surface littéraire de cette prose délicate dont la sensualité réclame d’expérimenter le plus concrètement du monde les parfums et les couleurs qu’elle s’efforce de restituer.
A table toute — mais aux fourneaux d’abord !…
isabelle roche
Malek Alloula, Les Festins de l’exil, Françoise Truffaut éditions, « Saveurs de la réalité », 2003, 128 p. –13,00 €. |
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