George Orwell, Le Quai de Wigan

Orwell reste pertinent

Cette nou­velle tra­duc­tion d’un livre de 1937 est vrai­ment bien­ve­nue, d’autant que nombre de pro­blèmes dont Orwell traite se posent de nou­veau, y com­pris en France, en des termes soit iden­tiques, soit assez proches. L’un d’entre eux, et pas le moindre : l’existence d’une classe « moyenne » fort nom­breuse et appau­vrie, qui ne se recon­naît pas dans le dis­cours poli­tique de la gauche modé­rée, et qui pour­rait s’orienter vers l’extrême-droite.
Il est fas­ci­nant de lire les ana­lyses et les com­men­taires d’Orwell à ce sujet, dans la seconde par­tie de son livre : si le voca­bu­laire et les manies idéo­lo­giques des socia­listes qu’il cri­tique ont changé dans une cer­taine mesure, les erreurs de base qui ren­daient cette option poli­tique rebu­tante pour la plu­part des Anglais des années 1930 sont bien recon­nais­sables chez nous au jour qu’on est.

La façon dont l’auteur met en évi­dence ces erreurs et leur aspect contre­pro­duc­tif est aussi lumi­neuse que (sou­vent) hila­rante. Avec le recul, on ne relève qu’un seul point sur lequel il ait man­qué de luci­dité : le dan­ger de voir l’Angleterre deve­nir fas­ciste à sa façon, sous peu, si elle n’optait pas pour le socia­lisme – mais on ne sau­rait en tenir rigueur à Orwell pour cette mise en garde qui découle (inévi­ta­ble­ment, serait-on tenté de dire) de son crédo poli­tique personnel.

Un autre sujet impor­tant sur lequel Orwell reste d’actualité : la négli­gence ou le mépris plus ou moins franc qui pré­do­minent chez les poli­tiques et les com­men­ta­teurs à l’égard de ce qu’on appelle, en France, de nos jours, « les pre­miers de cor­vée » et les chô­meurs. Le Quai de Wigan est issu de la volonté de voir de près et de mieux com­prendre à la fois les petites gens stric­te­ment indis­pen­sables pour faire tour­ner l’économie et la société (en l’occurrence, les mineurs) et les sans-emploi dont le nombre est tou­jours supé­rieur à celui qu’indiquent les sta­tis­tiques.
La façon dont Orwell expose le manque d’espoir et d’issue des chô­meurs comme de ceux dont l’emploi ne per­met pas de vivre décem­ment reste inéga­lable grâce à son style lim­pide, vigou­reux et qui ne verse jamais dans le pathos.

Un avan­tage sup­plé­men­taire, et rare, de l’ouvrage : Orwell s’appuie constam­ment sur des obser­va­tions issues de l’expérience per­son­nelle, qu’il s’agisse d’évoquer le colo­nia­lisme anglais, la vie des sans-logis ou le monde intel­lec­tuel. Ce n’est pas sim­ple­ment qu’il y ait fait des « plon­gées » comme tant de jour­na­listes ont pu en entre­prendre sui­vant son exemple ; c’est qu’il a réel­le­ment et plei­ne­ment connu ce dont il parle, sans poste confor­table auquel reve­nir après telle expé­rience éprou­vante, plus ou moins longue.
Son refus du confort va de pair avec un sens cri­tique à l’égard de lui-même, tel qu’on n’en connaît pas chez ses dis­ciples actuels. S’il ne fal­lait rete­nir qu’une seule rai­son de lire ce livre et d’admirer l’auteur, ce serait celle-là.

agathe de lastyns

George Orwell, Le Quai de Wigan, tra­duit de l’anglais par Clo­tilde Meyer et Isa­belle Tau­dière, Cli­mats, avril 2022, 368 p. – 21,00 €

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