Franz Kafka, Œuvres complètes III et IV, Journaux et lettres, 1897–1914 et 1914–1924

Kafka pen­seur de l’intime — une jour­née sur la terre

Il fau­dra tou­jours rendre grâce à Max Brod — l’ami de Kafka — de l’avoir trahi. Il lui avait écrit ” tout ce qui se trouve dans ce que je laisse der­rière moi […] en fait de jour­naux, manus­crits, lettres, des­sins, etc., est à brû­ler sans res­tric­tion”. Le refus de suivre la volonté de Kafka fut donc le bon. Sans lui ‚tout un pan de l’oeuvre aurait été perdu. Or il s’agit là d’un cor­pus majeur.

Le Jour­nal de Kafka comme d’ailleurs ses lettres per­mettent de com­prendre ce qu’il en est pour lui de “se pen­ser”. Pen­ser à soi implique dif­fé­rentes prises de dis­tance. La pre­mière est une pen­sée comme étran­geté. Pen­ser à soi, c’est pen­ser un autre ou un autre­ment voir. Car par ce biais celui qui écrit doit arri­ver à se voir.
Kafka écrit une très belle phrase qui résume cette prise de dis­tance entre le moi et le soi : il faut “se pen­ser depuis sa propre mort” — bref, comme un fan­tôme qui ver­rait com­ment il a vécu cette “jour­née” sur la terre.

Mais le Jour­nal et les Lettres per­mettent une deuxième dis­tance : celle par rap­port au corps et à l’autre. Il s’agirait de se pen­ser, estime Kafka, comme si l’on “croi­sait une femme sans s’empêcher de l’envisager”. La femme est per­çue comme une satis­fac­tion sexuelle. De ce fait, Kafka se montre comme le clown de son propre désir car le corps s’appréhende comme un obs­tacle.
En effet, les ini­tia­tives mul­tiples du corps sont des empê­che­ments pour pen­ser à soi. C’est comme si nous nous décou­vrions alors encombrés.

Enfin, ces deux tomes per­mettent une dis­tance par rap­port à nos images men­tales. Elles  encombrent elles aussi la pen­sée. Cepen­dant, ces der­nières ren­voient à leur ori­gine, à leur grâce.
De ce fait, écrire un jour­nal, c’est retrou­ver ces éclats d’images ori­gi­nelles qui doivent com­po­ser les frag­ments d’une grâce.

Et Kafka la recherche par l’intermédiaire de tels écrits dont l’édition de ces deux tomes per­met le recou­vre­ment total.

jean-paul gavard-perret

Franz Kafka, Œuvres com­plètes III et IV, Jour­naux et lettres, 1897–1914 et 1914–1924, tra­duc­tions nou­velles, Édi­tion publiée sous la direc­tion de Jean-Pierre Lefebvre, col­lec­tion Biblio­thèque de la Pléiade (n° 316 et 353), Gal­li­mard, 2022, 1632 p., et 1824 p., 69,00 et 72,00 €.

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