Kafka penseur de l’intime — une journée sur la terre
Il faudra toujours rendre grâce à Max Brod — l’ami de Kafka — de l’avoir trahi. Il lui avait écrit ” tout ce qui se trouve dans ce que je laisse derrière moi […] en fait de journaux, manuscrits, lettres, dessins, etc., est à brûler sans restriction”. Le refus de suivre la volonté de Kafka fut donc le bon. Sans lui ‚tout un pan de l’oeuvre aurait été perdu. Or il s’agit là d’un corpus majeur.
Le Journal de Kafka comme d’ailleurs ses lettres permettent de comprendre ce qu’il en est pour lui de “se penser”. Penser à soi implique différentes prises de distance. La première est une pensée comme étrangeté. Penser à soi, c’est penser un autre ou un autrement voir. Car par ce biais celui qui écrit doit arriver à se voir.
Kafka écrit une très belle phrase qui résume cette prise de distance entre le moi et le soi : il faut “se penser depuis sa propre mort” — bref, comme un fantôme qui verrait comment il a vécu cette “journée” sur la terre.
Mais le Journal et les Lettres permettent une deuxième distance : celle par rapport au corps et à l’autre. Il s’agirait de se penser, estime Kafka, comme si l’on “croisait une femme sans s’empêcher de l’envisager”. La femme est perçue comme une satisfaction sexuelle. De ce fait, Kafka se montre comme le clown de son propre désir car le corps s’appréhende comme un obstacle.
En effet, les initiatives multiples du corps sont des empêchements pour penser à soi. C’est comme si nous nous découvrions alors encombrés.
Enfin, ces deux tomes permettent une distance par rapport à nos images mentales. Elles encombrent elles aussi la pensée. Cependant, ces dernières renvoient à leur origine, à leur grâce.
De ce fait, écrire un journal, c’est retrouver ces éclats d’images originelles qui doivent composer les fragments d’une grâce.
Et Kafka la recherche par l’intermédiaire de tels écrits dont l’édition de ces deux tomes permet le recouvrement total.
jean-paul gavard-perret
Franz Kafka, Œuvres complètes III et IV, Journaux et lettres, 1897–1914 et 1914–1924, traductions nouvelles, Édition publiée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, collection Bibliothèque de la Pléiade (n° 316 et 353), Gallimard, 2022, 1632 p., et 1824 p., 69,00 et 72,00 €.