Voilà ce que la littérature peut faire de mieux : désigner le réel lorsqu’il sort de ses gonds
Des millions n’en sont jamais revenus. Quelques milliers, si. Mais peut-on revenir d’une industrie de destruction de l’humanité ? Telle est la question posée par le récit de Marie Geffray. Dans une prose simple et incisive, elle décrit en première personne, sans emphase ni simplifications, l’expérience d’une mémoire de l’inconcevable. L’écriture est puissante et légère ; elle tire sa force de frôler les choses et de glisser à leur approche pour les laisser s’imposer. On appréhende la difficile entrée dans la phase mnémonique que Henry Roussou qualifie d’amnésie nécessaire au deuil.
L’ouvrage est composé de chapitres qui se présentent comme autonomes, bien qu’ils relatent des moments de l’histoire de Paul, avant, pendant et juste après la seconde guerre mondiale. Erratiques, ces fragments apparaissent d’abord des lambeaux d’une mémoire qui se reconstitue peu à peu, autour d’un traumatisme. En la blessure inguérissable réside le pivot de la narration : le vécu de la déportation est ainsi appréhendé par le biais de son impossible achèvement. Les va-et-vient brusques dans le temps permettent de faire saillir le contraste des situations vécues ; est ainsi manifestée cruellement l’incommensurabilité de la vie avec la pratique de son annihilation programmée.
C’est plus précisément une déchirure définitive qui joue le rôle de pivot : avant qu’elle ne soit relatée, on peut se croire dans la narration. Une fois restituée, elle peut venir miner la continuité du propos à tout moment. Après le récit de l’ouverture des camps par les alliés, des retours en arrière révèlent par contraste la difficulté de la recognition. L’écriture crue, drue, de Marie Geffray rejoint les témoignages les plus durs de Primo Levi, de Charlotte Delbo, de Georges Semprun : les bourreaux concentrationnaires ont détruit quelque chose de l’humanité, peut-être l’essentiel.
Le style est précis et efficace, d’une irréprochable sensibilité. On risquerait un temps de lui reprocher son acuité : l’écriture, attachée à épouser les situations qu’elle restitue, peut paraître quelquefois les épuiser. Mais le propos a l’ultime élégance d’éviter ce travers : le moment tant attendu, l’expérience vers laquelle l’ensemble de la narration est tendu, celui-là n’est pas rendu, seulement effleuré. Le récit à ce point serti se suffit à lui-même.
Quand tout est à ce point élaboré, plus même n’est requis de dire. Voilà ce que la littérature peut faire de mieux : désigner le réel lorsqu’il sort de ses gonds, pour mieux faire sentir la jointure sans même jamais la nommer.
christophe giolito
Marie Geffray De retour, Editions du Jasmin, déc. 2012 — 19,90 €.
Je suis contente d’apprendre que le livre De retour écrit par Marie Geffray et publié aux éditions du Jasmin vient de se voir décerner le prix coup de coeur CIC Ouest. Le prix sera remis le 11 octobre à l’occasion du salon du livre de Blois.