Aux frontières de la science et du paranormal
Londres, 1820. Le premier lord du Trésor assiste à la représentation de Tancredi de Rossini au King’s Theatre. C’est un événement car ce chef d’État goûte peu les artifices mondains. Soudain, des monstres indestructibles surgissent et sèment la panique parmi les forces de sécurité. Un jeune homme armé cherche à tuer le premier lord. Un juge comprend que ces manifestations ne sont qu’illusions. Il est alors plus facile de maîtriser cet assassin qui semble avoir le pouvoir magique de faire apparaître des choses qui n’existent pas. Robert Gilford, le general attorney de la Couronne décide de faire appel aux compétences de Jeremy Bentham, un philosophe alors âgé de soixante-quatorze ans. Déjouant les visions horrifiques que lui projette le prisonnier, il découvre qu’il parle russe et apprend qu’il se nomme Bogdan. Il a été envoyé pour accomplir leurs œuvres. Mais, maintenant, il ne sait plus…
Jeremy, après avoir entendu le récit de la vie de Bogdan, dans un lieu idyllique, fait des recherches sur le magnétisme animal. L’accent particulier du garçon, rappelle celui de la région de Lemberg, une partie de l’empire de François II. Gilford redoute une conspiration ourdie par ce monarque. Jeremy, dont la curiosité est fortement titillée, décide de se rendre sur place pour dénicher une piste. Commence alors un voyage riche en découvertes. Il va, ainsi, trouver sur sa route d’autres adolescents aux capacités surprenantes, envoyés par un mystérieux homme noir pour le tuer…
C’est une intrigue où voisinent des approches scientifiques du XIXe siècle et des manifestations qui relèvent du paranormal que Nicolas Bouchard a choisi de développer. Il s’appuie sur les théories élaborées par Frantz-Anton Mesmer, reprises par le baron Henri de Cuvillers, relatives au magnétisme et à ses usages médicaux. Il construit une histoire palpitante, riche en rebondissements et en révélations de toutes natures. Il met en scène nombre des péripéties musclées, où le héros, malgré son grand âge, doit défendre sa vie par tous les moyens. Il le propulse sur les routes de l’Europe centrale, dans un parcours qui l’emmènera de Londres à Trieste, en passant par l’Allemagne, la Galicie, Les Carpates, la Bohème…
Pour ses principaux rôles, il anime des personnages authentiques. Il fait, ainsi, de Jeremy Bentham le héros qui porte tout l’histoire. Ce philosophe, jurisconsulte, théoricien majeur de la philosophie du droit, a fondé « l’utilitarisme » une conception qui peut se résumer à cette formule : « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». Il est également le créateur d’un modèle de prison, permettant l’observation permanente des faits et gestes des détenus grâce à un principe de vision totale. Nicolas Bouchard oppose à Jeremy Bentham un autre personnage historique qui fut un disciple de Mesmer et servit de modèle à Alexandre Dumas dans une de ses œuvres les plus célèbres.
Le romancier s’interroge, à travers les péripéties, sur les limites de la recherche scientifique par rapport à la morale, sur celles de l’éthique par rapport à l’humanité, sur le bien-fondé de manipulations visant à modifier le devenir de l’être humain. Il mène une large réflexion sur le conditionnement de l’Homme, sur sa capacité à s’adapter à des conditions de vie extrêmes. Il imagine, ainsi, une nouvelle génération de super-héros à la mode du XIXe siècle. Il insère, entre quelques chapitres, des extraits d’un ouvrage posthume de Bentham sur l’éducation et la morale. On pourrait croire que le philosophe a écrit ces pages après cette aventure.
Mais n’est-ce pas, également, un conte sur le paradis perdu que représente une enfance heureuse ? N’est-ce pas une illustration cruelle du besoin de retour aux sources, à ces racines et de la déception qui en résulte souvent ?
Panopticon (l’explication du titre est dans la chute finale) rassemble un récit brillant, une intrigue passionnante dans un livre érudit. Bref… du Nicolas Bouchard !
serge perraud
Nicolas Bouchard, Panopticon, Mnémos, coll. “Dédales”, avril 2013, 320 p. – 19 €.