La guerre en Ukraine se poursuit, notre série d’entretiens aussi. Anna Starobinets est connue des lecteurs français pour ses romans Je suis la reine (éd. Folio), Le Vivant (éd. Presse pocket) et Le Refuge 3/9 (éd. Agullo et Pocket). L’entretien qui suit a été réalisé par courriel et traduit du russe.
Entretien :
AdL : Etes-vous en Russie actuellement ?
AS : J’ai quitté la Russie avec mes enfants dès que Poutine a lancé la guerre contre l’Ukraine. Dans cette situation, je ne pouvais plus rester dans mon pays natal. La politique du gouvernement veut que les gens qui sont contre cette guerre, et contre le régime de Poutine plus généralement, doivent se taire ou aller en prison, puisque ce genre d’opinion est considéré comme une « traîtrise envers la nation ». Je suis devenue de fait une ennemie de l’État. Dans un discours télévisé, Poutine a traité les gens comme moi de « petits moucherons que la nation russe doit recracher sur le trottoir ». Il en ressort que mes enfants sont des moucherons aussi. Comme je n’ai pas envie qu’on nous « recrache », nous nous sommes « envolés » de notre propre chef. Maintenant, nous sommes en Géorgie, ce qui est probablement provisoire. Je ne sais pas où nous allons finir par nous installer. Ici, à l’extérieur de la Russie, nous sommes aussi perçus quasiment comme des ennemis, car pour les gens alentour, nous sommes des représentants du pays agresseur. Désormais, nous sommes des ennemis partout.
Quelles sont vos impressions de la guerre en Ukraine et de l’état d’esprit de vos compatriotes ?
Pour moi, pour mes amis et mes confrères, c’est une tragédie atroce sur le plan humain et un crime politique monstrueux. Tant de vies ont été brisées – en Ukraine, physiquement ; en Russie, moralement – et il est évident que plusieurs générations en pâtiront. Mais les gens qui ont notre tournure d’esprit sont minoritaires. Malheureusement, la plupart de mes compatriotes ne partagent pas ce point de vue. Les principaux soutiens de Poutine, ce sont les représentants de l’ancienne génération, qui regardent la télévision et qui s’imprègnent ainsi de propagande. Dans ma parentèle, il y a des gens de cette sorte, ce qui fait que nous sommes devenus pratiquement incapables de maintenir le dialogue familial. Malheureusement, il y a aussi des jeunes qui approuvent l’agression et qui luttent pour un « monde russe » [formule de propagande correspondant à l’idée d’annexer des pays voisins, ndlr], même s’ils ont accès à des informations et s’ils savent utiliser les VPN. Eux aussi, ils croient sincèrement que le monde dans son ensemble, et l’Ukraine en particulier, sont gouvernés par des « fascistes », et qu’il faut sauver d’urgence l’humanité de ce « nouveau fascisme ». C’est là l’optique d’un miroir déformé. S’il y a du fascisme quelque part, actuellement, c’est dans ma patrie, en Russie.
A notre connaissance, la propagande est omniprésente dans les médias russes. Pensez-vous qu’elle est crédible pour la plupart de l’intelligentsia ? Est-ce que les gens autour de vous s’informent auprès de médias étrangers ?
Le mois dernier, on a interdit en Russie tous les médias indépendants et d’opposition, et les gens âgés, pauvres ou sous-éduqués se sont retrouvés dans un vacuum total en matière d’information. Dans la bulle où ils vivent, la télévision leur raconte du matin au soir que la valeureuse armée russe est en train de libérer la population pacifique de l’Ukraine, opprimée par les « ukro-fascistes », et que les militaires russes distribuent des chocolats aux enfants libérés, tandis que les « ukro-fascistes », dirigés par l’ONU, fusillent les leurs pour pouvoir dénigrer l’armée russe. On raconte à ces gens que le monde entier est en proie à une « épidémie de fascisme », ce qui fait que le monde entier est actuellement contre la Russie, mais que « le Bien et la vérité sont de notre côté ».
Le résultat, c’est qu’en regardant ces émissions, les retraités et les gens qui manquent de moyens – ou qui s’ennuient dans leur vie quotidienne – se voient soudain offrir une Grande Mission, un But important et la possibilité de se sentir « fiers » de leur pays. Certes, « il faudra s’armer de patience et se serrer la ceinture », mais « nous sommes forts parce que nous détenons la vérité » – c’est ainsi que la plupart de la population voit la situation. Il n’y a pas moyen de pénétrer cette bulle d’information, elle est trop épaisse, et la briser reviendrait à détruire les valeurs et les idéaux de ceux qui demeurent à l’intérieur de la bulle.
J’ai essayé, en envoyant à une parente retraitée des citations de médias étrangers. Elle a répondu que c’était de la propagande occidentale à laquelle je croyais par naïveté, qu’elle avait vécu une longue vie, qu’elle se souvenait de la Grande Guerre patriotique [façon de désigner la Seconde Guerre mondiale], qu’elle savait ce qu’était le fascisme, qu’elle était plus avisée que moi et qu’elle savait où se trouvait la vérité. Il y a peu de temps encore, on considérait comme « la vérité » le discours selon lequel on ne tuait personne en Ukraine, où l’on ne faisait que bombarder des sites militaires. Quand des photos de cadavres sont apparues, on a commencé par considérer qu’elles relevaient de la mise en scène. Maintenant, on pense que les Ukrainiens tuent les leurs et exposent leurs corps dans les rues pour pouvoir dénigrer les Russes. Les gens du genre de ma parente âgée sont incapables d’admettre l’idée que leur pays perpètre le Mal. Leur choix, c’est de refuser de croire ce qui est vrai, car la vérité est destructrice pour eux. En somme, on peut penser que la population s’est réglée sur l’esprit du chef de troupeau, d’une manière purement instinctive, viscérale et moutonnière.
Naturellement, l’intelligentsia ne croit pas à la propagande – mais l’intelligentsia est sortie du troupeau depuis longtemps. Cela fait longtemps qu’il n’est plus de bon ton, parmi les intellectuels russes, d’avoir chez soi une antenne de télévision. Actuellement, l’intelligentsia continue de lire les nouvelles dans les médias russes interdits ainsi que dans les médias étrangers, via VPN. Mais l’intelligentsia est minoritaire. Et même cette minorité fait peur au chef de l’État au point que, tous les jours, mes confrères subissent interdictions, amendes, emprisonnement, quand ils ne sont pas chassés du pays à titre d’« agents étrangers ».
Y a-t-il des artistes, des écrivains et d’autres intellectuels qui manifestent leur opposition à la guerre, parmi vos amis et vos connaissances ? Si c’est le cas, comment le font-ils ?
Oui, presque tous mes amis expriment leur opposition à la guerre. Les plus courageux participent à des meetings, même si cela a de moins en moins de sens en Russie : la police ne fait que les tabasser et/ou les arrêter. Depuis le début de la guerre, 15 000 personnes ont été arrêtées à l’occasion de manifestations antimilitaristes ; la plupart d’entre elles ont été inculpées par un tribunal administratif, certaines par un tribunal pénal. Lorsque j’ai quitté Moscou, je ne pouvais pas emmener aussitôt avec moi mon chien, un caniche nommé Cocoss. J’ai demandé, via Messenger, à une amie metteuse en scène connue si elle pouvait garder Cocoss quelque temps (il lui était déjà arrivé de s’en charger quand nous partions, par le passé). Comme elle ne m’avait pas répondu au bout de plusieurs jours, j’ai emmené Cocoss chez d’autres amis. Par la suite, j’ai appris qu’elle avait passé une semaine derrière les barreaux, pour être sortie dans la rue avec une feuille au format A4, sur laquelle elle avait écrit au feutre « Non à la guerre ». Ses enfants mineurs sont restés seuls à la maison. Que faisons-nous d’autre ? Nous écrivons sur les réseaux sociaux. Nous mettons en scène des spectacles antimilitaristes, nous écrivons de petits livres antimilitaristes. Personnellement, je suis en train de rédiger une nouvelle pour enfants – je doute que la censure russe la laisse paraître, mais quoi qu’il en soit, n’étant pas en Russie, je pourrai la publier sur Internet sans mettre en danger mes propres enfants. Le prochain livre de la série pour enfants Les Animaux détectives sera consacré à la Grande Chasse – autrement dit, à la guerre.
En grandes lignes, ceux qui sont contre la guerre n’ont désormais que trois possibilités. La première : rester en Russie, refuser de se taire, et – très probablement – se retrouver en prison, en laissant leurs enfants aux sévices des organes de tutelle de l’État. C’est la voie des héros, mais tout le monde n’est pas un héros. Moi, par exemple, je n’en suis pas un. La deuxième possibilité : rester et se taire (beaucoup de gens ont fait ce choix, mais c’est pénible, car lorsqu’on se tait, on a l’air de soutenir le régime). La troisième : partir et s’exprimer, mais d’assez loin pour être en sécurité. C’est le choix que j’ai fait. Il me semble qu’en tant qu’écrivain, je suis plus utile en m’exprimant en dehors de la Russie, que je ne l’aurais été en restant sur place à me taire ou à croupir en prison. De toute manière, je suis responsable de mes deux enfants ; je suis mère célibataire et je ne suis pas prête à les sacrifier en me sacrifiant.
Vous sentez-vous concernée par le durcissement de la censure ?
Le mot « concernée » est trop faible. En Russie, le mois dernier, on a interdit et liquidé tous les médias indépendants. Les réseaux sociaux sont eux aussi surveillés de près – c’est pourquoi beaucoup de gens les ont quittés ou les utilisent en mode « réservé aux amis ». Ici, à Tbilissi, il y a désormais toute une foule de journalistes qui ont quitté la Russie parce que, là-bas, ils risquaient des amendes et des peines de prison selon l’article de la loi au sujet des « fake news » sur le gouvernement et l’armée russes. D’après cette loi, tout fait et toute opinion qui ne cadrent pas avec la vision propagandiste du monde sont des « fake ». Un ami journaliste est arrivé à Tbilissi hier parce qu’un texte antimilitariste qu’il a écrit devait paraître aujourd’hui dans un média interdit en Russie. Il est venu ici en attendant de savoir si on va lui intenter un procès en Russie. Le cas échéant, il ne rentrera plus. Sinon, il va rentrer et il continuera de travailler. Il a signé ce texte de son vrai nom – actuellement, c’est dangereux. Beaucoup de journalistes et de documentaristes connus publient désormais leurs articles et vidéos antimilitaristes de façon anonyme.
Avez-vous l’impression de pouvoir agir ou d’être impuissante dans la situation actuelle ?
Je m’efforce de faire tout ce que je peux, mais effectivement, je me sens impuissante. Je ne suis qu’un moucheron, comme l’a déclaré le président de mon pays. Et on dirait qu’on m’a déjà arraché mes petites ailes.
Quelle tournure peuvent prendre les événements dans les jours et les mois à venir, à votre avis ?
J’espère vivement que la guerre va s’achever : que Poutine n’aura plus d’argent pour la financer, ou que quelqu’un va finir par trouver le courage de « l’arrêter » physiquement, ou que « l’âge dira son mot », tout simplement. Mais même si la guerre s’achève, il y a un risque considérable que la Russie devienne un système fermé, comme la Corée du Nord, et que l’énergie haineuse et agressive qui s’est déjà déchaînée et qui se trouve maintenant canalisée par la guerre se retourne tout entière vers l’intérieur du pays, pour chercher et exterminer les « ennemis de l’intérieur ».
Avez-vous un message à adresser aux lecteurs, aux journalistes et aux écrivains français ?
Je peux comprendre la logique selon laquelle les sanctions économiques contre la Russie sont nécessaires, admettant qu’il faille étouffer l’économie pour qu’il ne reste plus d’argent pour l’agression militaire. Mais il est important de comprendre aussi que, pour le moment, ces sanctions ne font qu’unir les gens autour de leur dictateur ; la rhétorique est la suivante : « La Russie est encerclée par ses ennemis », « L’Occident essaie de nous détruire, mais Dieu est avec nous, nous ne nous rendrons pas, et nous sommes prêts à nous serrer la ceinture ». Admettons que cette conséquence soit de brève durée et qu’à une échéance plus longue, les sanctions économiques produisent l’effet souhaité. J’y vois du bon sens et de la logique.
En revanche, je ne vois aucun bon sens dans les sanctions visant les domaines de la culture et de l’information. Ce processus de « cancel Russian culture » me semble très regrettable et injuste. On ne sait pourquoi, toute la culture russe se retrouve rejetée – y compris celle des opposants. Des écrivains occidentaux interdisent qu’on publie leurs livres en Russie ; cela revient à priver de cette littérature non seulement ceux qui sont pour la guerre, mais aussi ceux qui sont contre. Des maisons d’édition occidentales refusent de publier des livres d’auteurs russes, aussi bien des auteurs qui sont pour la guerre (ils sont minoritaires) que de ceux qui sont contre ; elles les refusent en bloc, sans y regarder de plus près.
La metteuse en scène par laquelle je voulais faire garder mon chien, ignorant qu’elle était derrière les barreaux pour l’inscription « Non à la guerre », avait tiré un excellent spectacle antimilitariste d’une pièce étrangère. Elle l’avait mis en scène dans un théâtre privé, aucunement lié à l’État. Il est notoire qu’elle fait partie de l’opposition. Cependant, l’auteur de la pièce lui a interdit de poursuivre les représentations en Russie. Il lui a interdit de donner un spectacle antimilitariste en Russie, vous vous rendez compte ? A qui cela pourrait-il profiter ? Quel sens peut avoir cette punition ? Est-ce que le but, c’est de rendre presque impossible le retour [des Russes] vers le dénominateur commun en matière de culture et d’éthique, en le remettant non pas à des années, mais à des décennies plus tard ? De brûler les derniers ponts vers les Russes qui pensent comme nous, et – surtout – vers ceux qui ne se sont pas encore fait une opinion, et qui pourraient prendre – étant privés de films, de livres, de spectacles, de chaînes câblées et d’autres informations provenant de l’Occident – le parti de la terreur, alors qu’autrement, ils auraient pu prendre celui de la paix ?
Actuellement, j’observe que même des gens qui étaient, pour commencer, des opposants farouches au pouvoir, et qui partageaient les valeurs occidentales, sont en train de glisser vers l’opinion selon laquelle « il y a des salauds des deux côtés, les choses ne sont pas univoques » – étant vexés d’être punis, eux qui risquent leur situation en Russie pour avoir pris position contre la guerre, par l’Occident qui les prive de leur messagerie Google et de leur abonnement à Netflix, et qui prive leurs enfants de cours via Zoom.
J’ai aussi entendu dire des choses comme : sortez d’abord dans la rue pour renverser votre régime ; quand ce sera fait, vous aurez le loisir d’écrire des livres et d’aller au cinéma. Je ne sais pas si les gens qui tiennent de tels propos comprennent que protester en meeting en Russie, c’est tout autre chose que de le faire en France ou en Amérique. C’est risquer sa santé et sa vie – et ceci, sans le moindre espoir que le sacrifice puisse être utile. Mon pays est une dictature. Je vais faire une analogie : imaginez un bandit qui tabasse les gens passant sous le porche d’un immeuble et qui leur prend leurs portefeuilles, autrement dit, qui commet des agressions à l’extérieur. Puis il rentre chez lui, et il continue d’être agressif avec sa femme et ses enfants. Chez lui, il se sent encore moins susceptible d’être puni que dans la rue. À l’extérieur, quelqu’un pourrait intervenir au profit d’une victime ; à la maison, personne ne saurait l’empêcher d’agir, puisqu’il est seul avec ses victimes. Est-ce qu’il vous viendrait à l’esprit d’accuser la femme de l’agresseur en disant que c’est elle, la coupable, puisqu’elle ne l’a pas quitté et n’a pas demandé le divorce ? Si elle reste, c’est sans doute parce qu’il y a une interdépendance, ou parce que la peur l’empêche de partir, ou qu’elle dépend financièrement ou moralement de son mari agresseur, ou qu’elle n’a pas où aller, ou qu’elle ignore carrément que la vie de famille peut être différente de la sienne. Et vous n’allez quand même pas déclarer à la femme du bandit, battue par lui, que si son mari a agressé des gens dans la rue sans qu’elle l’en ait empêché, elle est aussi coupable des agressions ?
Je trouve aussi très peu vraisemblable que vous considériez juste de priver leurs enfants de dessins animés et de médicaments étrangers. C’est une femme que je ne connais pas qui s’est exprimée le mieux sur ce sujet sur Facebook. Elle a écrit ce qui suit : « Je suis mère célibataire, j’ai deux enfants et trois chats, j’habite un petit appartement dans un immeuble modeste. Je suis contre Poutine et contre la guerre. Tous les jours, on me dit que cela ne suffit pas. Que puisque je suis contre, je dois renverser le président russe et arrêter la guerre en Ukraine. Excusez-moi, mais j’observe que les leaders les plus forts des pays les plus puissants du monde, et les corporations les plus riches du monde s’efforcent d’arrêter Poutine – sans y parvenir. Est-ce que vous croyez vraiment que moi, mère célibataire avec mes trois chats, je vais y arriver ? »
agathe de lastyns
consulter notre dossier “De la guerre entre la Russie et l’Ukraine : les entretiens du litteraire.com”