La guerre en Ukraine se poursuit, notre série d’entretiens aussi. Anna Kozlova est connue des lecteurs français pour ses romans F 20 et Comme une envie de foutre le feu (éd. Stéphane Marsan). L’entretien qui suit a été réalisé par courriel et traduit du russe.
Entretien :
AdL : Etes-vous en Russie actuellement ?
AK : Oui, je suis en Russie, à Moscou.
Quelles sont vos impressions de la guerre en Ukraine et de l’état d’esprit de vos compatriotes ?
Mes impressions ont changé au fil du temps. Pour commencer, j’ai eu un choc ; il me semblait que je me trompais, on ne sait trop comment, que j’avais mal compris quelque chose, que ce [la guerre] ne pouvait pas être vrai. Puis j’ai eu un accès de panique, j’avais envie de partir n’importe où car, à cette étape, j’avais l’impression que j’aurais moins peur si je m’en allais. La seule chose qui m’y ait fait renoncer, c’était la conscience que, où que j’aille, je m’y retrouverais sans argent et sans que quiconque puisse m’en envoyer de Russie. Mes cartes de crédit ne fonctionnent plus : Visa et Mastercard ont sanctionné la Russie.
Ensuite, j’ai eu envie de protester. Je lisais les informations à n’en plus finir, comme si j’attendais que, d’un instant à l’autre, il se produise quelque chose qui mettrait fin à cela [à la guerre]. Les gens devaient quand même être capables de comprendre que ce qui se passait était monstrueux ? Puis j’ai eu le sentiment de mon impuissance. J’ai compris que je ne serais d’aucune aide à quiconque, y compris à moi-même, si je continuais à passer mes journées à lire des articles terrifiants, à regarder des vidéos de villes écrasées par les bombes et des interviews de gens qui sont, comme moi, en état de choc à cause de ce qui est arrivé, et qui s’efforcent de trouver une once de sens là-dedans. Je me suis donc concentrée sur ma vie, sur les problèmes que je dois résoudre pour que nous ayons, mes enfants et moi, au moins un espoir d’avenir.
A notre connaissance, la propagande est omniprésente dans les médias russes. Pensez-vous qu’elle est crédible pour la plupart de l’intelligentsia ? Est-ce que les gens autour de vous s’informent auprès de médias étrangers ?
La propagande n’est pas une exclusivité russe. Elle existe bel et bien en Europe et aux États-Unis aussi, et je doute qu’il y ait sur le globe terrestre un endroit exempt de propagande. Je parle deux langues européennes, j’ai beaucoup d’amis et de relations européens et, naturellement, je lis la presse européenne, comme je le faisais déjà avant les événements en Ukraine. Le niveau de confiance de la société russe à l’égard des médias officiels a toujours été très bas. C’est un héritage de l’URSS où non seulement l’intelligentsia, mais même les gens du peuple les plus simples ne croyaient pas une seconde ce qu’on pouvait leur raconter dans l’émission Vrémya [équivalent du JT]. En ce moment, la propagande excite le sentiment de vexation que peut avoir le peuple envers les Occidentaux, et répand l’idée d’un « chemin à part » [à suivre par la Russie] (nul ne comprend en quoi il consisterait, mais il ne faut pas oublier que ce genre d’idées est présent dans la conscience collective russe depuis le XIXe siècle, depuis le moment où l’intelligentsia s’est divisée entre « occidentalistes » et « slavophiles »). Mais il faut préciser que de telles idées occupent l’esprit de 5–6% de la population, tout au plus. La majorité des Russes ne vit pas dans le monde des Idées ; elle ne fait que s’efforcer de survivre, de rembourser ses crédits, de trouver un nouveau travail après avoir perdu le précédent, dans la nouvelle réalité économique qui résulte des sanctions.
Il faut comprendre que la société russe n’est pas monolithique. Depuis 2011, les mouvements de protestations sont réprimés de façon assez féroce. La plupart des gens ne font plus que vivre leur vie privée, avec la certitude absolue d’être incapables de changer quoi que ce soit [dans le pays]. Cela ne signifie pas qu’ils approuvent ce qui se passe. Cela signifie qu’ils ont peur et qu’ils ne croient ni en leurs propres forces, ni en la possibilité d’un mouvement collectif. S’ils finissent en prison ou s’ils se voient infliger une amende, cela n’entraînera aucun changement dans le pays.
Y a-t-il des artistes, des écrivains et d’autres intellectuels qui manifestent leur opposition à la guerre, parmi vos amis et vos connaissances ? Si c’est le cas, comment le font-ils ?
Je ne connais personne qui serait capable de me dire, en me regardant dans les yeux, que les millions de refugiés, les villes réduites en ruine par les bombes et les pertes militaires, c’est juste et bon. Ou qu’être coupée du monde entier et avoir son économie paralysée par les sanctions, c’est ce qu’il faut à la Russie au XXIe siècle. Je sais que certains représentants de l’intelligentsia signent, pour des raisons personnelles qui m’échappent, des lettres ouvertes de soutien à « l’opération spéciale », mais il ne faut pas oublier qu’un nombre de gens énorme signe des lettres de protestation. Et je ne parle pas seulement des peintres, des écrivains, du monde du cinéma ; il n’y a pratiquement pas d’association professionnelle en Russie qui n’ait pas publié son désaccord, comme celles des médecins, des cosmétologues, des techniciens de laboratoire, etc.
D’après mes impressions, l’intelligentsia a choisi le seul moyen approprié de protester : le refus de se taire. Il s’agit de dire que ce qui se passe est inadmissible, au lieu de fermer les yeux et de faire semblant qu’il ne se passe rien de tel. Un autre moyen approprié consiste à quitter la Russie, mais premièrement, tout le monde ne peut pas se le permettre, et deuxièmement, beaucoup de gens n’en ont simplement pas envie. Et je les comprends parfaitement.
Vous sentez-vous concernée par le durcissement de la censure ?
Étant donné ce qui se passe, la censure, c’est le cadet de mes soucis. Ce qui m’inquiète, c’est que le grand pays que j’aime de tout cœur pourrait cesser d’exister. Ce qui m’inquiète, c’est que sa grande culture puisse disparaître. Ce qui m’inquiète, c’est que la belle langue russe puisse se retrouver interdite, et le peuple russe, traité comme un proscrit.
Avez-vous l’impression de pouvoir agir ou d’être impuissante dans la situation actuelle ?
Je peux toujours écrire, et il me semble que je peux transmettre mes idées aux lecteurs de façon assez satisfaisante. Je suis convaincue que le verbe est plus persuasif et efficace qu’une mitrailleuse. La littérature, c’est ce qui fait renaître l’âme humaine, alors que la guerre la dévaste. C’est pourquoi, dans la situation où mon pays se retrouve, dans la réalité qui est désormais la nôtre, je ne peux que rester fidèle à ce en quoi je crois. Et refuser de me taire.
Quelle tournure peuvent prendre les événements dans les jours et les mois à venir, à votre avis ?
Je n’essaierais même pas de la prévoir. Chaque jour qui passe nous montre que, dans ce nouveau monde où nous sommes, des choses que nous ne pouvions même pas imaginer deviennent possibles.
Avez-vous un message à adresser aux lecteurs, aux journalistes et aux écrivains français ?
Les gens ne sont pas l’équivalent de leur État, ne l’oubliez pas, malgré l’indignation que vous éprouvez en observant les actes de État en question.
agathe de lastyns
consulter notre dossier “De la guerre entre la Russie et l’Ukraine : les entretiens du litteraire.com”