Beau rêve que celui de Léonard Bourgois-Beaulieu : faire de la vie une histoire et une fiction de l’existence. Avec le temps, il a dû renoncer. Mais demeurent néanmoins des effluves d’une telle propension. Pour son travail, il utilise les procédés chimiques au Polaroid traditionnel.
Apparaissent des montages éthérés où l’inattendu joue son rôle. Non figée, l’image acquiert une dimension organique, vivante et comme en mouvement. L’artiste au besoin gratte ou froisse souvent ses photographies. Il brise la surface lisse et nette afin de lasser un passage à l’imprévu. Si bien qu’en de telles approches, le fond du jour reste toujours devant nous.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Mon café. Et moins sérieusement, je me lève car je me dis qu’il faut continuer à réfléchir sur les sujets qui me préoccupent. C’est une occupation constante, je crois. La question de savoir si ce que je fais à un sens pour moi, puis pour les autres, ça parait simple mais ce que je fais et crée n’est pas forcément une évidence tous les matins.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Je rêvais de faire des films, aussi je crois avant tout que je rêvais de raconter des histoires. J’avais très nettement compris la fracture de ma vie avec la fiction. J’ai tout fait ensuite pour que les deux ne fassent qu’un. J’ai mis des années à comprendre (ce n’est toujours pas le cas à 100% aujourd’hui’) que la fiction devait être séparée. Quel ennui de devenir adulte.
A quoi avez-vous renoncé ?
A faire des films, mais mon travail est en partie une réalisation. J’ai toujours comparé le cinéma à l’architecture. Mon beau-père était architecte, le monde qu’il y avait dans le cabinet et le monde qu’il y a sur un tournage me semble proche, on bâtit une oeuvre avec une structure et chaque personne à un rôle diffèrent qui sert à l’ensemble. Alors, j’ai réalisé 4 courts-métrages, l’un d’entre eux a même été projeté à Beaubourg puis j’ai compris que j’avais plus besoin d’intimité et de silence. J’ai commencé à prendre des photos en 2010 et, rapidement, mon travail est devenu plasticien. La photographie n’est plus qu’une étape de mon travail. Ma peinture me prend des mois, des mois de travail assez solitaire. Donc d’une certaine manière, j’ai renoncé au travail en groupe.
D’où venez-vous ?
De la Lune comme Cyrano.
« Je suis un peu couvert d’éther. J’ai voyagé !
J’ai les yeux tout remplis de poudre d’astres. J’ai
Aux éperons, encor, quelques poils de planète !
Cueillant quelque chose sur sa manche.
Tenez, sur mon pourpoint, un cheveu de comète !…
Il souffle comme pour le faire envoler. »
Qu’avez-vous reçu en “héritage” ?
Beaucoup de cultures, ma mère et mon beau père m’ont transmis leur curiosité, ils m’emmenaient enfant avec mon frère découvrir beaucoup d’expositions, je me souviens particulièrement de la fondation Cartier à Jouy-en-Josas. Quand on est enfant dans les années 80 et qu’on voie la monumentale d’Arman on se dit deux choses : « c’est moche ce béton » mais aussi « on peut tout faire avec l’Art ». Je réalise à l’instant que je ne me souviens que de cette sculpture là-bas. Ma grand-mère était plus distante avec tout cela mais je voyais beaucoup d’oeuvres d’artistes chez elle (elle collectionne), mais c’est arrivé beaucoup plus tardivement dans ma vie
L’idée d’héritage implique que l’on doit en faire quelque chose, non ?
Je ne pense pas avoir reçu tout cela pour en faire quelque chose mais cela m’a totalement abreuvé d’idées et d’imagination. J’ai d’ailleurs gardé cette imagination débordante. Du coup, mon héritage s’est transformé en imagination.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Des choses très simples, quand je le peux. En dehors de mon travail, je m’occupe de mes abeilles par exemple, je les ai disposées autour de mon atelier. J’ai creusé un bassin avec l’aide de mes amis, il grouille littéralement de bêtes. J’aime observer les choses vivantes. Nous en faisons partie.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
Desquels ? Ceux que j’aime ? Ceux qui m’indiffèrent ? Ceux que je ne connais pas ? Mon travail sans doute et, ce que je vois dans le regard des autres. J’ai une forme de puérilité quand j’observe le regard de quelqu’un. Tout s’arrête et je regarde à mon tour. Une forme d’empathie aussi, je ne sais pas me comporter en adulte quand je travaille. Je suis à plusieurs endroits à la fois, je m’éparpille car je ne sais pas comme obtenir ce que je veux. Quelque chose opère pourtant peut être malgré moi, oui, je crois malgré moi, je me demande toujours en regardant mes oeuvres : « ce n’est pas moi qui ai fait ça, ce n’est pas possible »
Comment définiriez-vous votre approche du féminin ?
Je ne m’approche pas du féminin, tel que vous le dites on dirait un animal sauvage ! Je suis tout simplement une personne qui vit avec son féminin et son masculin si tant est que les deux soient facilement définissables. J’ai été élevé par ma mère, seule, et les figures féminine et féministe sont puissantes dans ma famille, une famille matriarcale. Ça permet de questionner totalement la figure masculine et de se laisser être soi-même, loin des stéréotypes malheureux.
Évidemment ces questions se retrouvent dans mon travail. Je tente de le faire de façon la plus implicite possible, aussi implicite que la présence de personnes que l’on tente d’invisibiliser aujourd’hui. Je montre des êtres humains, mais surtout ceux que l’on pousse vers les bords.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
“Nosferatu” de Murnau ! Je l’ai déjà dit mais ce film a été une révélation. À 9 ou 10 ans, je l’ai montré à mon goûter d’anniversaire à mes camarades de classe. Pas une super réaction dans son ensemble… aha ! Mais les images… ce film est superbe, incroyable. On a l’imagination de Méliès sans les artifices outranciers, l’intelligence du propos et Max Schrek ! Les photogrammes colorés ont été révélateurs. Je crois qu’inconsciemment j’ai travaillé certaines peintures avec des couleurs fantasmées du film de Murnau, une forme de rêve éveillé, pour montrer les visages de personnes rejetées mais pourtant bien humaines.
Et votre première lecture ?
Un livre sur les peuples natifs d’Amérique. Ensuite m’est venue ma forte défense des peuples natifs un peu partout dans le monde. J’étais tout jeune et je me suis mis à détester très fortement les injustices. Un autre livre important fut « je suis Juan de Pareja » romancé d’après la vie de cet homme esclave et assistant, affranchi par Velasquez, qui devint peintre. Je pense m’être dit qu’il fallait s’affranchir pour devenir artiste. Cette question revient très souvent dans ma vie. S’affranchir de qui ? De quoi ? De ce qui a été fait avant ?
Ça tombe bien, venant du cinéma et du théâtre il a fallu tout réapprendre, chose que j’ai faite après avoir commencé d’ailleurs. S’affranchir de l’héritage dont nous parlions plus haut ? S’affranchir de ses propres mécanismes ? Je me remets donc en question très souvent pour pouvoir avancer dans l’épanouissement d’un dialogue avec mon travail.
Quelles musiques écoutez-vous ?
Non, vraiment, j’ai toujours trouvé cette question ennuyeuse, on devrait demander : quels effets ont les musiques que vous écoutez ? La musique apporte beaucoup de choses selon votre état d’esprit. Elle a un impact énorme sur ce que vous allez faire dans les prochaines heures. Si j’écoute Chet Baker je vais être calme et réfléchi, si j’écoute “You make me feel mighty real”, je vais avoir une forte énergie et me mettre à danser, ça marche aussi avec “No Wahala” de Ida Banton par exemple, etc. Je suis totalement perméable. Mes émotions sont moulées sur la musique que j’écoute au moment où je l’écoute.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
Je crois bien que je ne relis jamais de livres mais des passages soulignés, je revois par contre beaucoup de films. Cent ans de solitude que je n’arrive plus à finir, trop douloureux.
Quel film vous fait pleurer ?
Beaucoup trop de films.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Je suis content que vous demandiez qui et non quoi ! Je vois l’enfant qui continue de grandir. L’enfance n’est pas que l’immaturité, c’est aussi une forme de spiritualité. L’envie de s’amuser et de s’émerveiller. J’ai la chance de pouvoir le faire, j’en profite.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Eh bien, je crois qu’il n’y a personne, si j’ai besoin de le faire je prends mon stylo et mon papier. Oser écrire à quelqu’un est une chose relativement simple, le faire intelligemment en est une autre et c’est là qu’on peut éviter de le faire du coup !
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Hokkaido, je suis fasciné par le Shintô. Les mythes animistes m’accompagnent depuis l’enfance. Je m’étonne qu’on me prenne pour un fou quand je respecte un arbre, une pierre, une plante, un insecte. Je prie auprès de l’inanimé. Je contemple avec honnêteté ce qui ne bouge pas selon nos yeux mais relativement à la vitesse de la planète. Hokkaido m’apparait comme figée et vivante. Le cinéma me l’a montrée ainsi en tout cas. Les shimenawa (tresses autour des arbres et des pierres) m’apparaissent beaux et utiles car ils préviennent de toute irruption de la pollution là où se trouvent les esprits or on sait bien que rien n’arrête la pollution. J’aime l’idée qu’une des choses a un pouvoir infime et inutile sur nos vies directes mais qu’elle nourrit encore notre sens du magique au sens païen.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Je crois qu’il m’est difficile de répondre, je me sens proche d’artistes que je trouve sympathiques, intéressants et dont le travail va me toucher. Mais je ne me sens pas facilement proche sur le plan artistique. Ou l’inverse d’ailleurs, c’est une question compliquée. Je ne crée pas uniquement par nécessité mais parce que c’est un choix, je ne connais pas le choix des autres artistes. Une oeuvre nous parle, nous nourrit, on ne cherche pas toujours à connaître l’artiste. Je ne me suis jamais posé la question de la proximité car elle implique une forme d’amour, j’ai l’impression. En tout cas, pour moi, la proximité est réservée aux gens que j’aime, je suis bien trop étrange pour vouloir être proche de beaucoup de monde.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Que l’on soit toujours là pour le fêter, vu les événements récents et en cours.
Que défendez-vous ?
Qu’on respecte l’espace de chacun. Que vous puissiez être qui vous voulez, que vous puissiez dire qui vous êtes sans que l’on vous saute dessus pour vous corriger et vous formater. Je défends ce que j’ai acquis également. J’espère y parvenir de temps en temps à travers mon travail. Je sais que certains visiteurs de mes expositions posent des questions sur les identités qu’ils découvrent, c’est déjà un pas vers l’ouverture d’esprit sur ces questions.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Un sourire, j’imagine une personne que l’on presse de recevoir quelque chose qu’elle ne veut pas. Ça peut tout de même créer des situations compliquées ! Et surtout, vu les réalisations sociétales des dernières années, on pourrait rétorquer à Lacan : « L’amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un dont il faut le consentement ». Oui, j’avoue, ça enlève un peu de suspense et de spontanéité.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
Vous passez de Lacan à Allen ! Niveau féminisme, c’est pas terrible ! J’aime les deux du point de vue de leur travail mais ils ont un peu trop abusé du phallus (pas de la même manière chacun). Pardon, j’ai oublié la question d’ailleurs.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Qu’est-ce qui vous fait vous coucher le soir ? Savoir qu’il reste du temps, que je pourrai continuer demain ce que j’ai commencé il y a des années. Que je n’ai pas encore trouvé ce que je cherche.
Présentation et entretien réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 19 avril 2022.