Nos espoirs pour le XXIe siècle sont déjà devenus vains”. Entretien avec Yana Vagner (Vongozero, Le Lac et L’Hôtel)

La guerre en Ukraine se pour­suit, notre série d’entretiens aussi. Yana Vagner est connue des lec­teurs fran­çais pour être l’auteure de  (dis­po­nibles chez Pocket). Elle a regroupé cer­taines de nos ques­tions et n’a pas répondu à toutes, ce que tous les inter­viewés sont libres de faire. L’entretien qui suit a été réa­lisé par cour­riel et tra­duit du russe.

AdL : Etes-vous en Rus­sie actuellement ?

YV : Oui, je suis en Rus­sie. Les pre­miers jours de la guerre, beau­coup de mes amis et de mes connais­sances sont par­tis [à l’étranger]. Le 24 février, au réveil, nous avons com­pris que notre vie avait changé de façon défi­ni­tive. Une kyrielle de nou­velles nous par­ve­nait, et nous n’arrivions à croire à aucune. Ce genre de choses était déjà arrivé il y a une cen­taine d’années, et la mémoire his­to­rique de beau­coup de gens les a pous­sés à fuir tant que les fron­tières n’étaient pas encore fer­mées, à prendre le der­nier bateau pour Constan­ti­nople, comme on pou­vait le faire en 1920. Les prix des billets d’avion ont tri­plé ou qua­dru­plé ; on annu­lait les vols les uns après les autres. Dans les maga­sins de Mos­cou, on ne trou­vait plus de sacs ou de paniers de trans­port pour ani­maux : les gens aban­don­naient tout pour par­tir avec leurs enfants, leur chat ou leur chien, et deux valises faites à la va-vite, vers n’importe quel pays ne deman­dant pas de visa : en Armé­nie, en Géor­gie, en Tur­quie, en Inde. Beau­coup d’entre eux s’y ren­daient sans pro­jet concret pour l’avenir, et même sans argent, car les cartes ban­caires [russes] ne fonc­tion­naient plus à l’étranger et il était impos­sible d’acheter des devises [avant de quit­ter la Rus­sie].
Moi aussi, j’ai la mémoire de l’histoire. D’autant plus que je suis d’origines juive du côté pater­nel et tchèque du côté mater­nel. Cette mémoire fami­liale est chez moi encore plus vive que l’historique, mais je ne suis pas prête à par­tir et je n’ai pas envie de le faire. J’ai ici ma mai­son et ma famille, ma langue ; toute ma vie est ici. Je connais bien l’Histoire et je com­prends pour­quoi d’autres sont par­tis aussi bien que je sais pour­quoi je suis res­tée. Fran­che­ment, je ne sais pas qui souffre le plus. Il me semble que nous souf­frons tous au même degré.

Quelles sont vos impres­sions de la guerre en Ukraine et de l’état d’esprit de vos compatriotes ?

C’est une catas­trophe, et pour le moment, on ne peut même pas en connaître toute l’ampleur. Réflexion faite, si, on peut la connaître, et cela fait d’autant plus peur, car ce n’est pas la pre­mière catas­trophe dont nous pou­vons nous sou­ve­nir. Tout le XXe siècle [russe] forme une chro­nique conti­nue de catas­trophes et de déci­sions irré­pa­rables, qui ne peuvent qu’empoisonner notre his­toire pour les cent ans à venir. Et les consé­quences de ce qui se passe actuel­le­ment influe­ront sur l’avenir de nos enfants et même de nos petits-enfants — leur influence se fait déjà sen­tir -, si bien que les espoirs qu’on pou­vait avoir pour le XXIe siècle sont déjà deve­nus vains.
La Rus­sie et l’Ukraine ont une expé­rience his­to­rique com­mune, un domaine cultu­rel com­mun, des mil­lions de liens à tous les niveaux. Cer­tains diront que nos deux pays ont été liés de façon arti­fi­cielle, d’abord du temps de l’Empire des tsars, puis de l’URSS. Mais ils n’en ont pas moins été liés pen­dant des siècles, et très for­te­ment ; et nous avons tous, de l’autre côté de la fron­tière, des amis, des confrères, des condis­ciples, des parents. Nous avons en com­mun des pré­noms, des noms de famille et même des chan­sons. Il y a là quelque chose de par­ti­cu­liè­re­ment tra­gique. Certes, ces der­nières décen­nies, les rai­sons d’être en désac­cord se mul­ti­pliaient et des liens se bri­saient : chez cer­tains, à cause de la Cri­mée, chez d’autres, à cause du Don­bass. Ce serait idiot de pré­tendre le contraire. La société russe n’est pas mono­li­thique (c’est un euphé­misme), mais je pense que per­sonne ne s’attendait à ce que les évé­ne­ments prennent cette tour­nure épou­van­table, et je crois que tout le monde est bou­le­versé au même point actuel­le­ment. L’entrée de l’armée [russe] en Ukraine, c’est un choc, et en état de choc, les gens réagissent de diverses manières. Les uns fuient, les autres se figent. Les uns crient, d’autres res­tent sans voix. Et ce n’est pas par hasard que même ceux qui sou­tiennent actuel­le­ment les actes de la Rus­sie ont un si vif besoin de for­mules offi­cielles comme « opé­ra­tion spé­ciale » au lieu de « guerre », ou « libé­ra­tion » au lieu d’« agres­sion ». C’est tout sim­ple­ment la seule ver­sion de la réa­lité qu’ils puissent admettre.

Vous sentez-vous concer­née par le dur­cis­se­ment de la cen­sure ? A notre connais­sance, la pro­pa­gande est omni­pré­sente dans les médias russes. Pensez-vous qu’elle est cré­dible pour la plu­part de l’intelligentsia ? Est-ce que les gens autour de vous s’informent auprès de médias étrangers ?

Sur ce plan pré­cis, je ne suis pas inquiète pour l’intelligentsia. En règle géné­rale, la part de la société la mieux édu­quée et apte à réflé­chir résiste par­fai­te­ment à la pro­pa­gande et sait com­ment trou­ver des infor­ma­tions per­met­tant de se faire une opi­nion per­son­nelle. Pen­dant une période comme l’actuelle, l’intelligentsia a géné­ra­le­ment des pro­blèmes d’un tout autre genre, liés jus­te­ment au fait qu’elle est très bien infor­mée et qu’elle a sa propre opi­nion.
Le peu de médias indé­pen­dants [russes] ont tous été fer­més au cours du mois der­nier, y com­pris la sta­tion de radio la plus ancienne, L’Echo de Mos­cou, la chaîne de télé­vi­sion Dojd et Novaya gazeta. CNN, Euro­news et la BBC, qui fai­saient par­tie de nos bou­quets de chaînes satel­lites aupa­ra­vant, sont par­ties récem­ment d’elles-mêmes, sans attendre d’être inter­dites, au même moment que McDo­nalds et IKEA. Même les réseaux sociaux inter­na­tio­naux – Face­book et Ins­ta­gram – ont été blo­qués [en Rus­sie]. Je n’appellerais pas cela un « dur­cis­se­ment de la cen­sure », c’est plu­tôt un blo­cage total de l’information. Cet état de choses influe inévi­ta­ble­ment sur tous : une par­tie de la popu­la­tion se retrouve pri­vée de moyens de s’exprimer, tan­dis qu’une autre est empê­chée de se for­ger une opi­nion per­son­nelle, tant bien que mal. Car pour s’en for­ger une, il faut four­nir des efforts et accom­plir un cer­tain tra­vail sur soi, et tout le monde n’est pas prêt à le faire.

Y a-t-il des artistes, des écri­vains et d’autres intel­lec­tuels qui mani­festent leur oppo­si­tion à la guerre, parmi vos amis et vos connais­sances ? Si c’est le cas, com­ment le font-ils ?

De façons très dif­fé­rentes. Beau­coup ont quitté le pays, beau­coup d’autres y sont res­tés. Parmi ces der­niers, ils ont été nom­breux à signer les lettres ouvertes col­lec­tives contre la guerre ; il y avait là des scien­ti­fiques, des uni­ver­si­taires, des écri­vains, des acteurs, des scé­na­ristes, des méde­cins, des pro­fes­seurs. Le 24 février, une péti­tion a été lan­cée, qui a recueilli plus d’un mil­lion de signa­tures en quelques jours. Après la mise en appli­ca­tion de la loi sur la res­pon­sa­bi­lité pénale pour dif­fu­sion publique d’informations men­son­gères sur l’action des forces armées russes, beau­coup de gens ont retiré leur signa­ture, voire des lettres ouvertes entières. Cepen­dant, beau­coup d’autres mani­festent en groupe ou sépa­ré­ment, en arbo­rant des affiches. Ils sont nom­breux à payer des amendes pour cela, ou à attendre de pas­ser devant le juge. Beau­coup de gens se sont tus et ont effacé leurs pro­fils sur les réseaux sociaux ; beau­coup d’autres conti­nuent de par­ler et d’écrire. Les jour­na­listes des médias inter­dits conti­nuent d’émettre sur You­Tube et Ins­ta­gram, et beau­coup de gens regardent leurs émis­sions pour se rap­pe­ler qu’ils ne sont pas tout seuls.
Cer­tains diraient – en fait, ils sont nom­breux à le dire – que les Russes auraient pu en faire plus, mais moi, je ne le pense pas. En Rus­sie, on se sou­vient très bien que les auto­crates ne ménagent pas les gens qui ne sont pas de leur avis ; la féro­cité avec laquelle a été écrasé le mou­ve­ment de pro­tes­ta­tion en Bié­lo­rus­sie, récem­ment, n’a fait que ravi­ver davan­tage nos sou­ve­nirs. Expri­mer ouver­te­ment son désac­cord, c’est se sacri­fier. On ne sau­rait exi­ger le sacri­fice que de soi-même.

Quelle tour­nure peuvent prendre les évé­ne­ments dans les jours et les mois à venir, à votre avis ?
Avez-vous l’impression de pou­voir agir ou d’être impuis­sante dans la situa­tion actuelle ?

Le plus impor­tant, dans l’immédiat, c’est qu’il n’y ait plus de gens qui meurent en Ukraine. J’espère vive­ment qu’il en sera ainsi ; il ne faut pas par­ler d’autre chose tant que cela ne s’est pas accom­pli. Mais je suis écri­vaine, et qui pis est, écri­vaine russe, alors, je n’ai pas beau­coup d’illusions. Quoi qu’il advienne, désor­mais, c’en est fini du monde tel que nous le connais­sions, et l’avenir proche sera très dif­fi­cile pour le monde entier. Mais mon pays est reparti en arrière, vers le passé ; pour la énième fois, c’est une période ter­rible qui s’ouvre devant lui, et devant nous, ses habi­tants. Per­son­nel­le­ment, je com­prends qu’une catas­trophe s’est pro­duite ; je sais pour­quoi elle s’est pro­duite et à quoi elle va nous conduire. Mais savoir cela ne m’aide pas, ne me pro­tège de rien ni ne me donne des forces sup­plé­men­taires. Cepen­dant, cela ne relève pas de l’impuissance, car je suis un témoin. Mon tra­vail consiste à témoi­gner et ça, je suis capable de le faire.

pro­pos recueillis par agathe de las­tyns pour le litteraire.com, le 10 avril 2022.

consul­ter notre dos­sier “De la guerre entre la Rus­sie et l’Ukraine : les entre­tiens du litteraire.com”

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