Jean-Yves Le Naour, 1922–1929. Les années folles ?

La véri­table his­toire des Années folles !

L’image véhi­cu­lée sans cesse pour défi­nir cette période est celle d’un vent de folie, les bals, la musique, la danse, les jazz-bands… Ce cli­ché est sans doute valable pour une infime mino­rité de la popu­la­tion car la réa­lité est tout autre. Ce sont les trau­ma­tismes, les dépres­sions, les cau­che­mars, la culpa­bi­lité de ceux qui sont reve­nus.
Louis Ara­gon n’écrit-il pas en 1956 : “Je suis mort en août 1918. Ça va faire trente-huit ans que pour moi tout est fini.” Les années folles, l’expression a vu le jour en 1932, venant des États-Unis. Elle qua­li­fiait plu­tôt une crois­sance, une effer­ves­cence éco­no­mique et cultu­relle. Et la for­mule s’impose défi­ni­ti­ve­ment à la fin des années 1950. Or, elle ne décrit que la vie d’un micro­cosme d’affairistes et d’artistes.

Après l’armistice, la France est rui­née, endet­tée jusqu’au cou. Une grande par­tie de son ter­ri­toire est tota­le­ment détruit. La sai­gnée, dans la popu­la­tion, va mettre une géné­ra­tion à s’estomper. Le pays se retrouve isolé diplo­ma­ti­que­ment par de nou­veaux jeux d’alliances.
Et danse-t-on sur 1 500 000 morts ? Ceux qui ont perdu un proche, un fils, un mari, un père ont-ils le cœur à rire ? Ce que l’on voit, dans les rues, ce sont des cohortes de femmes en noir, des gueules cas­sées, des estro­piés, des han­di­ca­pés. Un enfant sur douze est orphe­lin…
Si quelques nan­tis, pro­fi­teurs de guerre, vivent dans des hôtels par­ti­cu­liers sur les Champs Ély­sées, les habi­tants d’Arras, d’Amiens, de Reims… habitent des caves, des cabanes.

Jean-Yves Le Naour pour l’étude de cette période dis­tingue trois cycles. Dans ce qu’il appelle Le bou­let de la guerre, au len­de­main de l’armistice, il déve­loppe le poids des morts sur la popu­la­tion, les ruines à rele­ver ainsi que les muta­tions éco­no­miques, sociales et cultu­relles qui s’imposent. Il retrace la poli­tique nata­liste pour repeu­pler le pays, la mobi­li­sa­tion du ventre des femmes. Mais la peur sur la dépo­pu­la­tion se double d’une autre angoisse, celle de l’émancipation des femmes, la crainte qu’elles ne reven­diquent l’égalité.
Puis, dans une seconde par­tie, bap­ti­sée La paix introu­vable, la période de 1920 à 1923, il revient sur la bataille de la Ruhr, le chaos alle­mand. La situa­tion est pré­caire. La sécu­rité n’est pas assu­rée face à une Alle­magne revan­charde. Dans un troi­sième volet qui scrute les années 1924 à 1929, c’est Le temps de l’espérance avec l’espoir d’une aube nou­velle. Mais c’est aussi le mur de l’argent.

La France qui, hier encore, était le ban­quier du monde a vu son endet­te­ment mul­ti­plié par quatre en cinq ans, de 35 à 140 mil­liards de franc-or. Pen­dant quelques temps, les res­pon­sables s’illusionnent, pen­sant que l’Allemagne va payer, comme elle le doit au titre des dom­mages de guerre. Mais, elle fait la sourde oreille.
Les États-Unis qui, avec le japon, se sont gavés d’or, exigent le rem­bour­se­ment des prêts consen­tis. L’Allemagne ne paie pas, pro­té­gée par une Angle­terre pres­sée de la voir reve­nir dans le concert des nations pour relan­cer son commerce.

Puisant aux meilleures sources docu­men­taires, avec un art du récit qui trans­forme l’ouvrage d’un his­to­rien en un texte presque aussi en ten­sion qu’un thril­ler, Jean-Yves Le Naour éclaire de façon magni­fique ces années d’après la Grande Guerre.
Il donne une vision plus réa­liste, bous­cule ces cli­chés entre­te­nus sur une décen­nie bien plus tra­gique que l’Histoire actuelle veut mon­trer et rec­ti­fie sans conces­sion les mythes les plus ancrés.

serge per­raud

Jean-Yves Le Naour, 1922–1929. Les années folles ?, Édi­tions Per­rin, février 2022, 416 p. – 25,00 €.

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