Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète (Niels Arestrup)

Le jeu de Niels Ares­trup marque d’une voix grave et recueillie la pro­fon­deur de ces lettres — une voix qui en res­ti­tue toutes les nuances

De grands volets abî­més, un ves­tige de pierre enta­mée, une table de jar­din en fer usée, deux chaises en sem­blable état, une ren­ver­sée, l’autre debout. Le poète est assis et tient une lettre — il lit, il parle, il s’adresse dans le loin­tain à un jeune poète — que son rang social a des­tiné à se faire sol­dat — qui lui demande, de sa modeste situa­tion, écoute et conseils. Rilke s’adresse à lui avec une humi­lité rare, une ten­dresse… une ten­dre­see exquise : là se trouve le fond du Maître, un tel tact, un velouté de voix d’un lyrisme déli­cat et fervent. Il écarte la ques­tion tech­nique — il ne dis­cu­tera pas la qua­lité de ses vers — pour avoir saisi le vrai fond de la demande du jeune homme : un guide d’existence, l’assistance de l’aîné dans le che­mi­ne­ment vers son être, le sens de sa vie.

Rilke est un poète de cette zone entre l’intérieur et l’extérieur : à ses jours, le Poète écrit le plus sou­vent dans sa chambre — Mal­larmé — et la chante : lui est un poète de l’intériorité. Il s’agit de trou­ver en soi la voie, la néces­sité suprême d’écrire — on n’est poète que si l’on devait périr de se voir reti­rer l’écrire. Mais ce poète de l’intériorité –qui se reti­rera dans le châ­teau de Duino pour écrire ses plus belles élé­gies — est un poète voya­geur qui se recueille au contact des choses, toutes choses : antiques romains comme lieux d’un jar­din clos ou déca­dence du Paris moderne dans ses Cahiers qu’il pré­pare, sans pri­vi­lège face à l’oeil du Poète qui éclaire tout d’une même teneur supérieure.

Au milieu des vivants et cocasses détails liés aux néces­si­tés quo­ti­diennes - les pro­blèmes de la poste, l’impossibilité de sup­por­ter la foule haïe, la misère qui empêche d’offrir même un de ses propres livres… - s’élève une voix qui creuse une voie sacrée, divine. Dieu avance, est gros en nous, ou peut-être est-ce nous qui sommes gros de lui, pour autant que nous demeu­rions dans l’Ouvert — la clai­rière de l’être pour Hei­deg­ger — comme l’enfant, notre Maître.

Sur le poète, autour de lui, la clarté — ou est-ce l’ombre ? — joue et varie, croît.. ou bien… plu­tôt, ce sont bien la clarté et l’ombre qui coulent, s’épandent comme de lentes eaux calmes, le pouls secret du monde — mys­tiques, sur le Poète qui se doit de creu­ser cette voie secrète, cette voie que le monde tech­nique des mar­teaux et des clous dénerve, fait fuir dans l’oubli — ce qui nous est notre propre, notre mys­tère inef­fable, l’Inconscient : lieu des pas­sages du Poète et ses quêtes, et qui croît ici sur scène, autour même de la scène et de la salle les enve­lop­pant dans une inquié­tante et gron­dante pré­sence supé­rieure ou plus profonde.

Haro alors sur la cri­tique aux pro­pos de cha­pelle consti­tués de mots de pierre, de paroles gelées — cri­tique inca­pable d’Entendre qu’un fond secret vibre et se recueille en la seule et unique Langue : la Poé­sie. Le poète est le Maître pour le cor­res­pon­dant, et dans l’Europe qui s’arme (l’adaptation tait étran­ge­ment ce fait que le cor­res­pon­dant, offi­cier jus­te­ment, est happé par la machine prus­sienne), il est la ten­dresse même, dénué de vanité, seule­ment capable d’un dévoue­ment infaillible pour ce jeune homme dont nous ne connais­sons ni les lettres, ni même les vers — sauf un poème réécrit par Rilke dans un étrange féti­chisme qui montre bien le rap­port plus que métho­dique qui se joue.
De ce jeune homme, nous sui­vons cepen­dant les affres et angoisses — la Soli­tude — avec les mots de Rilke : alors ces lettres font bien un Drame, ou deux peut-être… Drame d’une jeune âme en quête de fer­veur et de confiance, et que l’on devine bles­sée d’une sin­cère inquié­tude, qui joue son exis­tence dans l’écriture — et le Drame du Maître aussi, qui réveille l’Existence oubliée, effarée,abrogée, per­due par l’Homme moderne — la tech­nique menace et blesse l’essence humaine — et dégage la néces­sité, l’exigence de la Dif­fi­culté, du Devoir. Il s’agit de se trai­ter sans indul­gence et d’écrire dans la consi­dé­ra­tion du sens de l’Existence, de la mort et du Divin — la Bible était un des deux livres indis­pen­sables de Rilke.

Alors, le jeu de Niels Ares­trup irra­die et marque d’une voix grave et recueillie la pro­fon­deur de ces lettres - une voix, un jeu qui en cernent toutes les nuances de ton et d’émotion, les finesses mêmes, par une pré­sence phy­sique épous­tou­flante de jus­tesse et de sobriété. Il incarne pour­tant un Poète d’à peine une tren­taine d’année, mais tant mature que le nombre des ans n’a plus de sens : sur scène il peut se lever devenu Rilke, s’encadrer de lumière, s’auréoler de fer­veur et ten­dresse — être lit­té­ra­le­ment pos­sédé de l’esprit du poète et enle­ver le public ravi en des zones nébu­leuses et supérieures.

À voir imman­qua­ble­ment, ou plu­tôt, à Voir.

Lettres à un jeune poète (Rai­ner Maria Rilke)
Adap­ta­tion :
Ber­nard Gras­set et Rai­ner Bie­mel
Mise en scène :
Niels Ares­trup
Avec :
Niels Ares­trup
Col­la­bo­ra­tion artis­tique :
Isa­belle Le Nou­vel et Glo­rient Azou­lay
Lumières :
Marie-Christine Soma et Pierre Gaillar­dot
Son :
OLi­vier Inno­centi et Chris­tophe Oger
Durée du sepc­tacle :
1 h 30

Visi­tez le site du Théâtre La Bruyère

samuel vigier

   
 

Du mardi au ven­dredi à 21 heures — samedi à 17 h 30 et 21 heures.
Théâtre La Bruyère
5, rue La Bruyère
75009 Paris
Métro Saint-Georges
Tél : 01 48 74 76 99
De 15,00 € à 36,00 €.

 
     

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