Nos amis et nos relations d’hier nous maudissent, et c’est affreux.” Entretien avec Roman Sentchine (Les Eltychev )

Notre série d’entretiens avec des écri­vains russes ou rus­so­phones sur la guerre en Ukraine conti­nue.
Roman Sent­chine, lau­réat de plu­sieurs prix lit­té­raires russes, est connu des lec­teurs fran­çais pour Les Elty­chev, La Zone d’inondation et Qu’est-ce que vous vou­lez ? (éd. Noir sur Blanc). L’entretien qui suit a été réa­lisé par cour­riel et tra­duit du russe.

Entre­tien :

AdL : Etes-vous en Rus­sie actuellement ?

RS : Oui, à Eka­té­ri­ne­bourg qui se trouve dans l’Oural. Au début de la guerre, entre le 24 et le 27 février, j’avais envie de par­tir je ne savais trop où, d’attendre ailleurs [que cela se ter­mine], de me chan­ger les idées ; mais cela m’est passé rapi­de­ment. J’y ai renoncé en par­tie pour des rai­sons finan­cières, en par­tie parce que voya­ger deve­nait dif­fi­cile : les liai­sons aériennes ont très vite été limi­tées. Quant à quit­ter la Rus­sie pour long­temps ou pour tou­jours, c’est impen­sable dans mon cas. En 2018–2019, ma femme, la dra­ma­turge Yaro­slava Pou­li­no­vitch, et moi nous avons habité en Esto­nie, mais nous n’avons pas pu tenir plus de six mois. C’était très agréable, douillet et tran­quille, mais il y man­quait la sorte de ten­sion qui vous pousse à écrire. En Rus­sie, on ne vit jamais tran­quille­ment, mais on a envie d’écrire. Pour moi, c’est l’essentiel. Du moins, pour le moment.

Quelles sont vos impres­sions de la guerre en Ukraine et de l’état d’esprit de vos compatriotes ?

La guerre non-déclarée avec l’Ukraine, c’est un mal­heur, une énorme tra­gé­die. Ma conscience refuse tou­jours d’admettre que ce puisse être vrai. Moi qui suis un écri­vain réa­liste, j’ai l’impression de me retrou­ver plongé dans une mau­vaise dys­to­pie des plus pri­mi­tives. Dans la lit­té­ra­ture russe contem­po­raine, ce genre est très popu­laire – cela fait long­temps qu’on a l’impression qu’une catas­trophe est sur le point d’arriver –, mais il me semble que per­sonne n’a choisi pour sujet une inva­sion russe en Ukraine.
Des chars russes avan­çant vers Khar­kiv, Kiev, Tcher­ni­hiv ; des « héris­sons » pour empê­cher les chars d’entrer dans Odessa… Tout cela res­semble à du délire, mais hélas, cela se pro­duit bel et bien dans la réa­lité. Et cer­tains écri­vains de mes connais­sances, qui vivent en Ukraine et qui voyaient dans la Rus­sie un défen­seur contre les extré­mistes natio­na­listes – les­quels existent vrai­ment là-bas –, s’abritent main­te­nant dans des caves ou dans le métro, en mau­dis­sant la Rus­sie et nous tous qui y vivons. Car user de tanks et d’avions de chasse, de mis­siles et de mitrailleuses, cela ne relève pas de la défense, mais de l’agression.

Désor­mais, les par­ti­sans de « l’opération mili­taire spé­ciale » expliquent que c’est là rendre la mon­naie de sa pièce au pou­voir ukrai­nien qui a mitraillé huit ans durant les villes et les vil­lages du Don­bass. Certes, il fal­lait prendre une déci­sion au sujet du Don­bass, et il me semble qu’une solu­tion – fût-elle dis­cu­table – a été trou­vée les 21 et 22 février, lorsque la Rus­sie a reconnu l’indépendance des répu­bliques popu­laires de Donetsk et de Lou­hansk. Mais deux jours plus tard, il s’est pro­duit une chose indis­cu­table et irré­pa­rable : l’invasion par l’armée et par la garde russes de l’Ukraine depuis le nord, le sud, l’est et l’ouest. Même à sup­po­ser que Pou­tine finisse par ren­ver­ser le gou­ver­ne­ment en Ukraine, au prix de mil­liers de vic­times ukrai­niennes et russes, le peuple d’Ukraine ne chan­gera cer­tai­ne­ment pas. La plu­part des gens qui vivent en Ukraine nous consi­dèrent à pré­sent, nous les Russes, comme des enne­mis. Nos amis et nos rela­tions d’hier nous mau­dissent, et c’est affreux. Cette situa­tion affreuse est la nôtre pour longtemps…

Mes com­pa­triotes n’ont pas tous le même point de vue sur ce qui se passe. Cer­tains sont de fer­vents par­ti­sans de « l’opération spé­ciale », d’autres pro­testent avec autant de fer­veur ; une troi­sième caté­go­rie se tait, une qua­trième débat avec pru­dence, dans des conver­sa­tions pri­vées ou sur les réseaux sociaux. Pour par­ler fran­che­ment, les par­ti­sans sont plu­tôt nom­breux. Ces der­nières années, je n’ai pas sou­vent regardé la télé­vi­sion, mais j’en ai vu assez pour com­prendre qu’on était en train de mon­ter les gens non seule­ment contre le pou­voir en place en Ukraine, mais aussi contre l’Ukraine en tant qu’État.
Pour être plus pré­cis, on expli­quait conti­nuel­le­ment que les Ukrai­niens n’avaient pas réussi à créer un État digne de ce nom et que la Rus­sie devait faire quelque chose à ce sujet. La méthode que le pou­voir russe a choi­sie est épou­van­table. Et les par­ti­sans de cette forme pré­cise d’« opé­ra­tion spé­ciale » com­mencent à deve­nir moins nom­breux. Petit à petit, certes, mais ils dimi­nuent. On touche là à un autre pro­blème : même les par­ti­sans devraient savoir quel est le but de nos hommes poli­tiques et de notre armée – est-ce pro­té­ger le Don­bass des tirs ukrai­niens et d’une éven­tuelle inva­sion ukrai­nienne, chan­ger le gou­ver­ne­ment ukrai­nien ou rat­ta­cher l’Ukraine à la Rus­sie ? Ceux qui nous gou­vernent ne donnent pas de réponse claire. Alors, j’observe chez les par­ti­sans une cer­taine per­plexité, ils deviennent moins fermes. Cet état d’esprit, c’est le début du che­min qui conduit à chan­ger d’avis.

A notre connais­sance, la pro­pa­gande est omni­pré­sente dans les médias russes. Pensez-vous qu’elle est cré­dible pour la plu­part de l’intelligentsia ? Est-ce que les gens autour de vous s’informent auprès de médias étrangers ?

La pro­pa­gande n’est pas omni­pré­sente. La télé­vi­sion est tout de même un moyen d’influence qui com­mence à deve­nir obso­lète. Il y a de plus en plus de gens, même âgés, qui savent se ser­vir d’Internet. You­tube n’est pas blo­qué, on peut y regar­der les infor­ma­tions étran­gères et des émis­sions d’analyse des évé­ne­ments en russe, on peut lire les sites de l’opposition sur Tele­gram, par exemple. Face­book fonc­tionne par­fai­te­ment par le biais de VPN. Autre­ment dit, on peut accé­der à diverses sortes d’informations. Per­son­nel­le­ment, je ne sau­rais me fier à cent pour cent à qui­conque. En temps de guerre, il n’y a pas d’informations objec­tives. Par ailleurs, on ne sau­rait se faire une image d’ensemble de ce qui se passe alors que des com­bats sont en cours. On peut voir des extraits, des mor­ceaux, des frag­ments… Et à quoi ser­vi­rait l’information objec­tive ou l’image d’ensemble, quand on sait que l’essentiel et le plus ter­rible est arrivé le 24 février, quand l’armée russe, l’armée de ma patrie, a atta­qué un pays voi­sin, un pays frère ?
« L’intelligentsia » est une notion très abs­traite. La plu­part des acteurs du domaine cultu­rel et des scien­ti­fiques ne sont pas vrai­ment des repré­sen­tants de l’intelligentsia artis­tique ou scien­ti­fique. Et un repré­sen­tant de l’intelligentsia n’est pas for­cé­ment un oppo­sant. C’est pour­quoi je ne sau­rais répondre au sujet de l’ensemble de l’intelligentsia. Ni même pour une petite par­tie d’entre elle. Au vu de la situa­tion actuelle en Rus­sie, il me semble qu’on ne sau­rait répondre que pour soi-même.

Y a-t-il des artistes, des écri­vains et d’autres intel­lec­tuels qui mani­festent leur oppo­si­tion à la guerre, parmi vos amis et vos connais­sances ? Si c’est le cas, com­ment le font-ils ?

Oui, il y en a. C’était par­ti­cu­liè­re­ment frap­pant les pre­miers jours [de la guerre]. Beau­coup de gens, sur­tout des jeunes femmes et des jeunes hommes, allaient mani­fes­ter en groupe ou en soli­taire. La plu­part ont été arrê­tés, déte­nus sur déci­sion admi­nis­tra­tive pen­dant 5 à 10 jours, et ont dû payer une amende. Que fait-on de l’argent de ces amendes ? On l’utilise peut-être pour fabri­quer des balles et des mis­siles… En outre, être arrêté pour la seconde fois, c’est ris­quer d’être jugé par un tri­bu­nal pénal. Alors, les gens renoncent à pro­tes­ter acti­ve­ment. Beau­coup de mes connais­sances ont quitté le pays. Cepen­dant, une grande par­tie d’entre eux s’apprête déjà à ren­trer : les cartes ban­caires russes ne fonc­tionnent plus dans la plu­part des autres pays ; peu de monde avait des éco­no­mies en devises. C’est dif­fi­cile, même dans les pays de l’ex-URSS, de trou­ver un loge­ment et du tra­vail… Je ne sais pas com­ment il fau­drait mani­fes­ter désor­mais son oppo­si­tion à la guerre. À mon sens, désor­mais, il fau­drait au moins évi­ter de la sou­te­nir. Les écri­vains doivent accu­mu­ler de la matière, noter leurs propres expé­riences et réflexions, ainsi que celles de leur entou­rage, au pro­fit des récits, des romans et des pièces de théâtre à venir. Je suis cer­tain qu’il y en aura.

Vous sentez-vous concerné par le dur­cis­se­ment de la censure ?

Cela fai­sait vingt ans qu’on par­lait de cen­sure en Rus­sie, il y avait des faits qui mon­traient qu’elle exis­tait, mais c’est seule­ment le mois der­nier qu’elle s’est mise à fonc­tion­ner plei­ne­ment. Et ce n’est pas de la cen­sure tout court, mais celle d’une période de guerre : on ferme les médias dont les infor­ma­tions dif­fé­raient des offi­cielles, qui don­naient de quoi réflé­chir et qui citaient des avis diver­gents. Il y a quelques jours, Novaïa gazeta a cessé de paraître. Sa rédac­tion a annoncé que c’était une sus­pen­sion pro­vi­soire, mais qui sait ce qui nous attend ? Par ailleurs, même si l’on peut dire qu’on trouve tout sur Inter­net, il se peut qu’Internet se retrouve blo­qué, et que les Smart­phones deviennent une rareté — on pour­rait déci­der de les confis­quer. Un champ infini s’ouvre désor­mais devant l’imagination. Et mal­heu­reu­se­ment, tout ce qu’on ima­gine peut deve­nir réalité.

Avez-vous l’impression de pou­voir agir ou d’être impuis­sant dans la situa­tion actuelle ?

Mon acti­vité prin­ci­pale, c’est écrire. Tant que j’ai un ordi­na­teur por­table, ou du moins un cahier et un stylo, je ne sau­rais me sen­tir impuis­sant. Le verbe a de nou­veau de la valeur, il a du poids. Il reste encore des moyens de le faire par­ve­nir aux gens. Je ne me sens donc pas dans une impasse. Mais j’ai peur pour la Rus­sie, pour notre peuple. J’ai l’impression que les Ukrai­niens viennent de se muer en nation, alors que nous, en revanche, nous per­dons la fer­meté d’esprit et l’unité. C’est comme le pro­ces­sus chi­mique qui pro­voque la dis­lo­ca­tion du tissu en fibres, c’est presque per­cep­tible, presque visible. J’espère que nous allons réus­sir à nous sor­tir du fossé où nous nous sommes embour­bés. Par ailleurs, on dirait que nous n’avons pas encore tou­ché le fond du fossé.

Quelle tour­nure peuvent prendre les évé­ne­ments dans les jours et les mois à venir, à votre avis ?

J’ai l’impression que même Pou­tine n’en a aucune idée. J’aimerais croire qu’il ne sou­hai­tait pas que Khar­kiv et Mariou­pol soient réduites en ruines. Vrai­sem­bla­ble­ment, on lui a fourni des infor­ma­tions selon les­quelles l’armée ukrai­nienne était faible, seuls les « nazis » vou­laient se battre, Zelensky serait ren­versé à la pre­mière occa­sion par son propre entou­rage, et la plu­part des habi­tants des régions orien­tales de l’Ukraine pas­se­raient du côté russe dès les pre­miers jours. On l’a sans doute per­suadé, lui aussi, Pou­tine, et pas seule­ment nous, les simples citoyens russes, qu’on nous atten­dait là-bas avec impa­tience. Peut-être qu’on nous y atten­dait vrai­ment, mais pas tels que nous sommes arrivés…

En tant que Russe, je n’ai pas envie que la Rus­sie perde de façon mani­feste, qu’elle capi­tule ; mais je n’ai pas envie non plus que notre armée avance encore, qu’il y ait de nou­veaux tirs, des vic­times et encore des vic­times. Je com­prends l’Ukraine qui n’admet pas que la Cri­mée fasse par­tie de la Rus­sie (même si la majo­rité abso­lue des habi­tants de la Cri­mée se sont tou­jours consi­dé­rés comme russes), et qui ne recon­naît pas l’indépendance des répu­bliques popu­laires de Donetsk et de Lou­hansk. Mais si la Rus­sie accorde ces répu­bliques à l’Ukraine, toute la popu­la­tion mas­cu­line de ces ter­ri­toires sera obli­gée de fuir en Rus­sie : déjà en 2014, l’Ukraine consi­dé­rait les habi­tants de ces ter­ri­toires comme des bel­li­cistes et des ter­ro­ristes… Je ne vois aucune solu­tion. C’est cela aussi qui rend cette guerre atroce : on n’en com­prend pas le but et toute vic­toire sera à la Pyr­rhus. C’est un mas­sacre pra­ti­que­ment dénué de sens. Dieu merci, ces der­niers jours, il y a une légère baisse des frappes, et des allu­sions à un cessez-le-feu… Dans une guerre contem­po­raine, perdre en un mois près de 1500 sol­dats (d’après les infor­ma­tions du Minis­tère de la défense russe), c’est vrai­ment beau­coup. Et les sol­dats sont de jeunes gens solides, qui auraient pu tra­vailler de façon construc­tive en Russie.

Avez-vous un mes­sage à adres­ser aux lec­teurs, aux jour­na­listes et aux écri­vains français ?

J’aurais une chose à vous deman­der : s’il vous plaît, ne met­tez pas une croix sur la Rus­sie, sur la culture russe. L’Histoire a mon­tré que, pério­di­que­ment, tel pays, ou tel autre, voyait sa rai­son défaillir et cau­sait un esclandre san­glant sur Terre. Hélas, der­niè­re­ment, la Rus­sie a perdu la rai­son. Espé­rons ensemble qu’elle va gué­rir et reve­nir dans le monde civilisé.

agathe de lastyns

consul­ter notre dos­sier “De la guerre entre la Rus­sie et l’Ukraine : les entre­tiens du litteraire.com”

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