Polina Jerebtsova, L’asile de fous (texte de 2003 tra­duit du russe)

Polina Jerebt­sova, 1995, dessin

Dans le cadre de notre dos­sier d’entretiens consa­crés à la guerre entre la Rus­sie et l’Ukraine, l’une des autrices qui a accepté de répondre, Polina Jerebt­sova, ayant écrit Le Jour­nal de Polina paru chez 10/18 (jan­vier 2015), nous a deman­dés s’il était pos­sible de pré­sen­ter en contre­point de son entre­tien des textes/poèmes qu’elle a écrits sur la guerre (elle a vécu en Tchét­ché­nie). Voici celui que nous avons retenu :

Un nombre incroyable de gens ont besoin d’aide psy­cho­lo­gique ou d’être soi­gnés dans des sana­to­riums : ceux qui ont vécu la guerre, ceux qu’on a failli tuer, ceux qui sont res­tés orphe­lins et qui ont connu la faim sous les bom­bar­de­ments. Mais hélas, le pou­voir n’a pas inté­rêt à les faire soi­gner : il est plus facile de gou­ver­ner des êtres mal­heu­reux et malades.
Ma mère, une femme âgée, s’est retrou­vée dans un vil­lage du Sud de la Rus­sie, entou­rée de Russes dont les fils ou les petits-fils avaient fait la guerre en Tchét­ché­nie en tant que sol­dats ou mer­ce­naires ; elle s’y est sen­tie incom­prise et étran­gère.
Long­temps, elle a été per­çue comme une « Tchét­chène », même si son pré­nom et son nom étaient russes.
Elle était « de là-bas ». Elle por­tait le fou­lard !
Petit à petit, quelques vil­la­geois se sont habi­tués à elle, ils ont même com­mencé à nouer des rela­tions avec elle, mais les « élé­ments patrio­tiques » guer­riers en sont res­tés à leur point de vue ini­tial, si bien qu’on lance de temps en temps une brique contre sa fenêtre, en mau­dis­sant les « noirs » [terme péjo­ra­tif russe dési­gnant les Tchét­chènes, ndlr]. Quel­que­fois, on parle de jeter aussi une gre­nade chez elle, en sou­ve­nir des « exploits » du temps de la guerre…

En habi­tant une cham­brette dans une vieille mai­son par­ta­gée entre plu­sieurs familles – une ancienne étable, qu’on avait jugée adap­tée au loge­ment d’êtres humains, du temps de Sta­line, et qui les abrite tou­jours ! –, ma mère est deve­nue le témoin invo­lon­taire de bien des his­toires affli­geantes, dans ce petit vil­lage russe.
Plu­sieurs jeunes Russes, de retour après la guerre en Tchét­ché­nie, ont mis fin à leurs jours. Leurs mères ne com­prennent pas com­ment cela a pu se pro­duire, elles ne font que pleu­rer et aller à l’église pour y cher­cher des expli­ca­tions.
« Mon gar­çon hur­lait à force de cau­che­mars ! Il n’arrivait plus à dor­mir. Nous sommes allés un peu par­tout pour essayer de le faire soi­gner, mais on nous ren­voyait tou­jours, en nous disant que cela lui pas­se­rait. Pour finir, il s’est tiré une balle », se lamente une de ces mères.
« C’était notre fils unique ! Il ne vou­lait pas faire la guerre ! Mais nous, ses vieux, nous n’avons pas pu le rache­ter à l’armée. [Allu­sion à la pra­tique consis­tant à grais­ser la patte de telle per­sonne capable d’exempter du ser­vice mili­taire.] Il est ren­tré, il a vécu deux mois de plus avec nous, puis il s’est jeté du haut du pont », raconte une autre femme en pleu­rant. « D’après la loi, on n’est pas censé mobi­li­ser un fils unique. Pour­tant, quand nous sommes allés pro­tes­ter au ser­vice de recru­te­ment, on nous a demandé de l’argent. De l’argent ! Nous n’en avions pas assez… À son retour, notre fils n’était plus lui-même. Il pas­sait son temps à dire qu’il ne pou­vait pas vivre avec ce qu’il avait vu là-bas… »
Il y a deux semaines, un autre « revenu de Tchét­ché­nie » a été mira­cu­leu­se­ment libéré du nœud cou­lant par des voi­sins. Il est donc tou­jours vivant. Ce n’est pas la pre­mière fois qu’il essaie de se pendre ; il boit de la vodka du matin au soir et n’arrive plus à dor­mir à cause des cauchemars…

Il va de soi qu’ils n’ont pas tous une conscience morale. Au contraire, beau­coup d’anciens sol­dats sont fer­me­ment convain­cus qu’ils ont eu rai­son de per­pé­trer le mal. Ils s’amusent en tirant sur les chats et les chiens ; pério­di­que­ment, ils font feu sur des toits et sur des arbres, « au hasard ». Les vieilles gens et les enfants ont appris à se cacher pour échap­per aux balles per­dues. C’est par­ti­cu­liè­re­ment « gai » les jours de fête, quand de nom­breux guer­riers sont éméchés…

Je ne décris pas là les pro­blèmes d’un petit vil­lage unique en son genre : un immense pays est concerné dans son entier. À en juger par les sévices mons­trueux qu’on inflige aux déte­nus, nombre de poli­ciers et de gar­diens de pri­son ont été envoyés en Tchét­ché­nie pen­dant la guerre. Main­te­nant, ils mettent régu­liè­re­ment à pro­fit l’expérience et les com­pé­tences acquises là-bas, aussi bien dans la « vie civile » qu’en par­ti­ci­pant à de nou­velles opé­ra­tions spéciales.

lire notre entre­tien avec l’auteure

agathe de lastyns

Polina Jerebt­sova, L’asile de fous  (texte de 2003 tra­duit du russe)

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