Beaucoup de femmes se sont avérées plus fortes que les hommes”. Entretien avec Lev Danilkin (Vladimir Lénine, le pantocrator de la poussière du soleil)

Notre série d’entretiens avec des écri­vains russes ou rus­so­phones sur la guerre en Ukraine conti­nue.
Lev Danil­kin, auteur de nom­breux ouvrages, est connu des lec­teurs fran­çais pour avoir publié Vla­di­mir Lénine, le pan­to­cra­tor de la pous­sière du soleil (éd. Macha). L’entretien qui suit a été réa­lisé par cour­riel et tra­duit du russe.

Entre­tien :

AdL : Êtes-vous en Rus­sie actuellement ?

LD : Oui.

Quelles sont vos impres­sions de la guerre en Ukraine et de l’état d’esprit de vos compatriotes ?

Vous ne pou­vez pas ima­gi­ner à quel point une phrase comme “La Rus­sie bom­barde l’Ukraine“ sonne mons­trueu­se­ment pour moi. Il s’est déjà écoulé un mois, mais il n’y a pas moyen de s’habituer à cette situa­tion : elle est impen­sable, incon­ce­vable, impos­sible. Je pour­rais me plaindre lon­gue­ment d’être en dépres­sion – comme toutes mes connais­sances -, mais pre­miè­re­ment, cela n’intéresserait pas grand-monde, et deuxiè­me­ment, au lieu de se tordre les mains, mieux vaut dire deux ou trois choses vrai­ment personnelles.

J’aimerais pou­voir dire qu’“ils“ ou “on“ bom­barde les villes [ukrai­niennes], tan­dis que moi, je n’ai rien à voir avec cela, n’ayant jamais voté pour ce pré­sident et pour les par­tis qui siègent à la Douma. Mais ce ne serait pas vrai : je me sens cou­pable per­son­nel­le­ment. Même si c’était de manière indi­recte, j’ai contri­bué à légi­ti­mer ce régime – que je ne consi­dé­rais pas comme man­geur d’hommes [allu­sion au célèbre poème de Man­del­stam sur Sta­line, ndrl] jusqu’au début de 2019, par naï­veté. J’ai long­temps été trop stu­pide pour com­prendre que la guerre actuelle avait déjà com­mencé en 2014 – alors que j’aurais dû le com­prendre. J’avais pro­ba­ble­ment l’impression, en écri­vant cer­tains de mes livres, de ne faire qu’ “ana­ly­ser“ le culte de l’État qu’on avait ins­tauré en Rus­sie ; mais ce n’était pas le cas.
L’un de mes livres – écrit il y a 15 ans –, ana­lyse la per­son­na­lité de l’homme qui est devenu l’idéologue de cette guerre. À l’époque, il me sem­blait que c’était “un homme inté­res­sant aux idées exo­tiques“, et que je n’avais pas besoin de faire autre chose que de l’ “étu­dier“ d’un point de vue dis­tan­cié et de racon­ter les “aven­tures“ de ses idées au sein de la société. Je croyais que l’ironie était un moyen effi­cace pour empê­cher ces idées d’être “conta­gieuses“ et d’infecter d’autres gens. Bon, je pour­rais me dire, en guise de conso­la­tion : qui pou­vait savoir, en 2007, ce qu’il advien­drait plus tard et en quoi se trans­for­me­rait l’exotisme poli­tique d’alors ? Tou­te­fois, ma posi­tion de l’époque n’en reste pas moins infan­tile et irres­pon­sable. Pré­sen­ter comme roman­tiques ou exo­tiques, com­men­ter avec ne serait-ce qu’une once de sym­pa­thie des idées qui étaient d’essence mili­ta­riste, et qui allaient conduire, au bout de quinze ans, aux bom­bar­de­ments en Ukraine, c’est mal. J’en suis conscient et je res­sens ma res­pon­sa­bi­lité personnelle.

A notre connais­sance, la pro­pa­gande est omni­pré­sente dans les médias russes. Pensez-vous qu’elle est cré­dible pour la plu­part de l’intelligentsia ? Est-ce que les gens autour de vous s’informent auprès de médias étrangers ?

À mon avis, pour ce qui concerne l’intelligentsia, la pro­pa­gande et les infor­ma­tions, qu’elles viennent d’un média russe ou de l’étranger, ce ne sont pas des fac­teurs déci­sifs : les gens savent sai­sir ce qui est vrai même à tra­vers les infor­ma­tions offi­cielles, ils en ont pris l’habitude. En revanche, il y a un fac­teur beau­coup plus impor­tant : les convic­tions. En fait, “l’intelligentsia“, c’est un milieu com­posé de gens très divers, qui ne se res­semblent que par des traits for­mels. Une par­tie consi­dé­rable de “l’intelligentsia“ com­prend par­fai­te­ment ce qui se passe en Ukraine… et n’en est pas moins favo­rable à cette guerre. Ces gens-là voient la guerre comme une revanche après le trau­ma­tisme subi en 1991, ou comme un moyen de répar­tir les richesses locales autre­ment, en les fai­sant pas­ser du côté russe, ou pour une “puri­fi­ca­tion spi­ri­tuelle“ – il y a beau­coup d’interprétations diverses et variées.

Les gens qui ont ces idées ne sont abso­lu­ment pas dupes de la pro­pa­gande. Pour eux, si l’on éprouve de la com­pas­sion à l’égard des vic­times, c’est qu’on est névrosé et qu’on doit être soi­gné par la vio­lence, ou ignoré. Ils sont conscients de leur propre cynisme, ils connaissent son prix, et ils sont prêts à le payer. Mais il existe aussi une autre part [de l’intelligentsia], pour laquelle la guerre est une catas­trophe, un état de choc, le monde qui tombe en mor­ceaux. Outre la catas­trophe huma­ni­taire, ces per­sonnes vivent une catas­trophe per­son­nelle, car beau­coup de choses qu’ils consi­dé­raient comme appré­ciables, voire pré­cieuses, leur appa­raissent désor­mais comme des sale­tés et du mal. Je n’ai pas de don­nées socio­lo­giques, mais j’espère que cette part de l’intelligentsia est plus nom­breuse que l’autre.

Y a-t-il des artistes, des écri­vains et d’autres intel­lec­tuels qui mani­festent leur oppo­si­tion à la guerre, parmi vos amis et vos connais­sances ? Si c’est le cas, com­ment le font-ils ?

Oui, bien sûr, il y en a. Cer­tains mani­festent contre la guerre, d’autres prennent de gros risques, eux aussi, d’autres manières. La plu­part sont en train de quit­ter le pays – ou du moins d’essayer de le quit­ter –, non seule­ment parce que la sou­ri­cière sera ver­rouillée sous peu, mais aussi parce qu’il leur répugne d’être asso­ciables à cette guerre, de quelque manière que ce soit.
Je ne pense pas qu’on doive mépri­ser ou blâ­mer ceux qui pro­testent seule­ment en leur for inté­rieur, ou pas­si­ve­ment, ou après être par­tis à l’étranger. Beau­coup de gens qui ne sup­portent vrai­ment pas ce qui se passe ont accu­mulé des expé­riences néga­tives, ayant par­ti­cipé à des mani­fes­ta­tions en 2019, l’année où les vio­lences poli­cières ont été éri­gées en norme, et par la suite. Il y a aussi le cas de la Bié­lo­rus­sie, où le mou­ve­ment de pro­tes­ta­tion a été noyé dans le sang, et n’a eu pour résul­tat que de rendre le régime plus féroce. Je pense que dans une telle situa­tion, on ne peut pas deman­der à tout un cha­cun de se com­por­ter en héros.

Cepen­dant, j’observe avec espoir et avec un pro­fond res­pect un cer­tain nombre de gens aux­quels je n’accordais pas assez d’attention aupa­ra­vant, par bêtise ou par arro­gance. Tout par­ti­cu­liè­re­ment les femmes. Ces der­niers temps – ce n’est pas un cli­ché, c’est la vérité, on ne sau­rait man­quer de l’observer – beau­coup de femmes se sont avé­rées plus fortes que les hommes, tan­dis que ces der­niers souffrent de dépres­sion, sen­tant leur iden­tité se bri­ser, et res­tent à ne rien faire, ou se cachent de ce qui se passe der­rière un paravent en se disant qu’eux, per­son­nel­le­ment, ils ne font rien de mal. Ce sont des femmes qui défendent devant les tri­bu­naux les pro­tes­ta­taires qu’on a arrê­tés, ou qui pro­testent en direct à la télé­vi­sion ; ce sont des femmes qui mani­festent en ville, où on les matraque et on les fait mordre par des chiens ; ce sont des femmes qui vont en Ukraine pour écrire des repor­tages sous les bom­bar­de­ments. Elles sont nom­breuses. Et je ne parle pas des “femmes“ en géné­ral, mais de per­sonnes pré­cises, que je connais personnellement.

Vous sentez-vous concerné par le dur­cis­se­ment de la censure ?

La notion de “concerné“ ne convient pas vrai­ment, car ce n’est même plus un dur­cis­se­ment, mais de l’absurde à l’état pur : on envoie des gens en pri­son ou on leur fait payer une amende pour avoir affi­ché des for­mules comme “Ne tuez pas !“ ou “Le fas­cisme ne pas­sera pas“, ou tout sim­ple­ment pour avoir arboré une feuille blanche en ville. Par ailleurs, ce genre de tra­cas n’est rien par com­pa­rai­son avec ce qu’on subit dans les villes expo­sées au tir de l’artillerie.

Avez-vous l’impression de pou­voir agir ou d’être impuis­sant dans la situa­tion actuelle ?

Quels que puissent en être les termes, ma réponse à cette ques­tion m’exposerait de façon outran­cière.
Pen­dant de longues années, mon iden­tité a été liée à la lit­té­ra­ture en tant que forme par­ti­cu­lière de la conscience natio­nale. Désor­mais, j’y vois clair dans tout cela. J’ai com­pris que le culte de la lit­té­ra­ture en Rus­sie est entre­tenu non seule­ment par les lec­teurs et les écri­vains, mais aussi – par le biais des pro­grammes sco­laires et uni­ver­si­taires – par l’État qui a com­mencé cette guerre. Je suis déçu de mon propre tra­vail. Il est très for­te­ment dis­cré­dité, car en fait, il était une sorte de col­la­bo­ra­tion avec un État mili­ta­riste – même si elle était invo­lon­taire, même si elle résul­tait de mes illu­sions. De n’avoir pas com­pris plus tôt ce que je fai­sais, je n’en suis pas moins cou­pable per­son­nel­le­ment. En outre, ce que j’ai pu écrire s’est avéré un mau­vais anti­dote contre l’idéologie mili­ta­riste et le culte de la vio­lence. La lit­té­ra­ture est cen­sée pou­voir dévoi­ler des véri­tés qu’on ne sau­rait révé­ler par d’autres moyens. Quand on voit ce qui se passe, je me suis mani­fes­te­ment mal débrouillé. Mon intui­tion au sujet du bien et du mal s’est avé­rée peu fiable. Pour un écri­vain, c’est grave échec.

Quelle tour­nure peuvent prendre les évé­ne­ments dans les jours et les mois à venir, à votre avis ?

Je pense que cette affaire ne res­tera pas dans les limites d’une guerre locale, et que ce n’est pas seule­ment en Rus­sie qu’il fau­dra répondre à la ques­tion pénible “Avez-vous l’impression de pou­voir agir ou d’être impuis­sant dans la situa­tion actuelle ?“

Avez-vous un mes­sage à adres­ser aux lec­teurs, aux jour­na­listes et aux écri­vains français ?

Je sais que la réac­tion la plus simple – et la plus natu­relle – consiste à dia­bo­li­ser « les Russes“ dans leur ensemble, en les décla­rant tous res­pon­sables de la guerre, de leur régime poli­tique, des men­songes conti­nuels qu’on pro­page autant qu’on peut. Il va de soi qu’à dis­tance, tout semble plu­tôt mono­chrome ; je me sou­viens très bien qu’à l’époque de mon enfance, quand on jouait à la guerre, les termes “Alle­mands“ et “fas­cistes“ [cette der­nière notion est cou­ram­ment sub­sti­tuée à celle de “nazis“ en russe, ndlr] étaient pour nous de par­faits syno­nymes, tels les deux mots qui dési­gnent l’hippopotame – per­sonne ne fai­sait la dif­fé­rence. Et bien sûr, que cela me plaise ou pas, la res­pon­sa­bi­lité col­lec­tive existe – elle est inévi­table. Alors, même des gens qui ne sont pas mili­ta­ristes et qui ne lancent des bombes sur per­sonne peuvent mal­gré cela paraître indé­si­rables, comme, par exemple, le pilote de For­mule 1, Nikita Maze­pin, dont le contrat a été rompu au début de la guerre. Il n’est sans doute per­son­nel­le­ment cou­pable de rien ; mais objec­ti­ve­ment par­lant, peut-il conti­nuer de par­ti­ci­per à des com­pé­ti­tions ? Non ; c’est car­ré­ment impos­sible dans les cir­cons­tances actuelles.
Alors, j’éprouve de la gra­ti­tude à l’égard de ceux qui veulent bien – même dans les “cir­cons­tances actuelles“, même quand c’est “impos­sible“ – y regar­der de plus près en admet­tant que tous les Russes ne sont pas favo­rables à la guerre. Non, ils ne le sont pas tous. Et j’éprouve du plai­sir à avoir la pos­si­bi­lité de répé­ter, ici : “Non à la guerre“. Non à la guerre.

consul­ter notre dos­sier “De la guerre entre la Rus­sie et l’Ukraine : les entre­tiens du litteraire.com”

Pro­pos recueillis par agathe de las­tyns pour lelitteraire.com, le 29 mars 2022.

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