Dans le cadre de la rencontre organisée par Nicolas Grenier autour des enjeux de la poésie contemporaine, je dirais que mon point de vue est celui d’un écrivain, chroniqueur littéraire et poète. Cela revient à expliquer que je suis au courant de l’actualité littéraire en train de se faire. Et que d’autre part, je suis concerné par ce sujet, lequel recoupe évidemment les questions que se pose l’artiste devant son travail ; donc une approche sensible et informée.
On m’autorisera à expliquer dans le désordre, mais franchement, les courants qui traversent la création poétique, les fractures, les hiérarchies parfois, qu’il me semble utile de vous communiquer. Car mon problème essentiel reste de saisir en quoi le poème du troisième millénaire — puisque tel est le sujet de notre rencontre — se singularise nettement dans mon esprit. Du reste, mon premier livre, paru en 2003, laisse entendre que je participe pleinement de cette catégorie du 3ème millénaire. Cependant, comme quiconque, j’ai des goûts et des dégoûts, qui transpireront sans doute derrière mes propos.
Pour moi, il s’agit de définir la poésie, fût-elle contemporaine, c’est-à-dire, caractéristique et qui appartient au temps actuel. Je crois qu’il existe des formes plurielles dans la poésie d’aujourd’hui. Ces formes sont hybrides. Je les appellerai : poésie performative, poésie lyrique et poésie expérience. Ces trois entrées ont leur propre histoire, leur propre horizon d’attente, leurs limites et leur volonté théorique. Le poète est dès lors, soit écrivant, soit acteur, danseur, performer ou plasticien. Il peut également chercher dans le poème une façon de se tenir dans le monde (et souvent cela se traduit en prose poétique). Ou alors il revêt le manteau d’un poète-affect, poète de la sensibilité, poète de l’âme, dans l’acception classique de ce terme. Du reste, ces trois notions tissent parfois des liens, voire des liens vitaux, consubstantiels à l’écriture du poème.
Je veux donc, avec notre assemblée, partager des définitions générales de la poésie — afin de bien éclairer mon sujet (car ces définitions échappent souvent aux aléas des modes et des sensibilités pour subsumer la quintessence de l’acte poétique). Je vous livre quelques extraits de textes se rapportant à cette question :
Qui veut comprendre la poésie
Doit aller au pays de la poésie ;
Qui veut comprendre le poète,
Doit aller au pays du poète.
Goethe
La sphère d’activité d’un poète n’est pas la contemporanéité par laquelle je comprends l’état actuel du savoir socio-politique et scientifique, mais la réalité, le dialogue obstiné de l’homme avec la réalité concrète qui l’entoure — avec cet escabeau, avec autrui, avec cette heure du jour — en un mot cultiver cet art de la contemplation qui tend à disparaître. […] Mais avant tout — il s’agit de construire des valeurs, des tables de valeurs, d’établir leur hiérarchie, c’est-à-dire un choix conscient et moral avec toutes les conséquences vitales et artistiques qui y sont liées — il me semble que c’est là la fonction essentielle et fondamentale de la culture.
Zbigniew Herbert
Les poètes et les grands artistes ont pour fonction de renouveler sans cesse l’apparence que revêt la nature aux yeux des hommes.
Guillaume Apollinaire
Résistance, révolte, insurrection spirituelle. La poésie est d’abord cela : acte d’insoumission ; en quoi elle est l’expression même de la jeunesse. Impatiente, impétueuse, adolescente. Imagine-t-on Rimbaud avec des cheveux blancs ?
Gérard Pfister
Je reviens un instant sur le partage entre les différents régimes, de « zones d’influence » de l’action du poème de celles et de ceux qui décrivent leur époque (prose, performance, introspection), pour indiquer que ce classement est tout autant sensible qu’intellectuel. Car, personnellement, je traverse diverses pratiques, celle de la prose poétique — influencée par Malcom de Chazal par exemple — ainsi que celles de textes en vers libres introspectifs ou, en me rapprochant de mon univers littéraire personnel, tendu vers l’expérience de l’écriture théâtrale. Et, pour moi, le principal modèle à ce sujet, c’est Botho Strauss. Puisque je cite des hommes de lettres, je n’oublie pas Les cahiers de Paul Valery qui sont, je l’avoue, une limite pour moi. À ce sujet, je noterai l’importance d’une écrivaine comme Anne Sexton (1928–1974), que j’ai découverte il y a peu. Américaine, elle incarne la figure moderne du poète confessionnaliste, ayant pour principal sujet littéraire sa propre vie, ses traumatismes personnels.
Je m’autorise ici la première personne du singulier, afin de rendre cette allocution plus vive. J’ai besoin pour cela de me porter au milieu de cette discussion, comme pour rendre authentiques, vraies, mes analyses, à l’aide de propos centrés sur quelque chose que je connais suffisamment et qui m’entraînent dès lors, en toute confiance, à poursuivre cette conférence. Ces surgeons littéraires déforment à coup sûr une vue analytique, scientifique, en établissant des contacts avec mon univers, seul moyen pour moi de me faire une idée de la « qualité » du texte que je lis. Et je lis beaucoup car je suis, en grande partie, occupé par le travail de critique littéraire. Mais, comme je suis souvent inquiet pour ce que l’avenir me réserve comme destin, je me garde de juger par la négative ces services de presse, évitant ainsi la position de censeur. Et en essayant de regarder comment ces littératures fonctionnent, je me trouve de plain-pied dans les problématiques d’aujourd’hui, ayant pour terreau notre nouveau siècle.
Néanmoins, nulles généralités ne recouvrent la réalité de ces livres, tant sont personnelles les démarches des poètes. Peut-être est-ce là le signe probant que la poésie, (et le théâtre pour ce qui me concerne), est affaire d’individualités, d’un éclatement des propos, ainsi que de la fragmentation du lectorat, ou encore des projets de chaque ouvrage. Ce qui me retient quand même, comme j’accompagne parfois des poètes sur plusieurs de leurs livres et sur une longue période, c’est que chacune des démarches reste homogène. On reconnaît l’auteur assez vite derrière son style et ses poèmes.
Et puisque je me suis autorisé un certain désordre, je ferai ici une petite entaille à mon propos. Je voudrais simplement revenir sur la mesure, la voie du milieu que je m’impose pour parler du livre, à propos de beaucoup des opus qui me parviennent. Je me dis toujours que l’avenir lointain des œuvres est incertain, et leur destinée encore plus énigmatique. Un jour, Gérard Pfister me disait que même la postérité est mensongère. Dès lors, comment peut-on affirmer la qualité de tel ou telle, sans crainte de se tromper ? Voici souvent mon sentiment devant ces centaines de service de presse que je reçois !
Cette pluralité des voix s’accompagne d’une pluralité de formes de mises en scène du poème. Soit par le biais d’une poésie performative qui s’adresse en gros aux musées et galeries, voire aux écoles des beaux-arts, ou du poème en vers qui trouve souvent un espace de construction chez des éditeurs ou des revues, ou encore par la forme (nouvelle, je crois) que prend la poésie en prose. Quant aux récipiendaires, ils varient eux aussi.
Permettez-moi de faire une nouvelle incise. Notamment au sujet de cette pléthore de revues (lesquelles, à chaque parution, font découvrir plusieurs, voire beaucoup d’artistes), qui va l’amble d’une explosion de l’offre. Cet éclatement des pôles d’émission et de réception de ces voix poétiques surabondantes, est-il à mettre en relation avec la démographie mondiale (presque vertigineuse) ? Toujours est-il que chacune de ces revues défend une esthétique, où, à leur endroit, s’invente la poésie de demain.
Je ne dirais pas la même chose des éditeurs traditionnels, ni des grands groupes de presse. Eux, prennent peu de risques, ne valident bien souvent qu’une poésie passée par de petits éditeurs, lesquels accomplissent le travail de découverte et de suivi. Il resterait peut-être à produire une sociologie de la poésie contemporaine dans sa diversité, (je n’en connais pas, mais je considère que ce travail serait de toute première importance).
Et puisque je chemine sur mes chemins buissonniers, je conclurai provisoirement que cette poésie du millénaire nouveau (qui en passera évidemment par une ou plusieurs histoires littéraires dans les temps à venir), se présente aujourd’hui comme buissonnante. Cette variété de destinateurs, ce panorama composé d’agrégats de textes, se répercutent parfois en écho dans les revues. D’autres fois, chez des éditeurs spécialisés, dont les goûts varient comme des germinations parallèles. Ce panorama prend alors la forme de buissons, dont chaque ramure fait l’objet de l’intérêt de tel ou telle par affinité, follicules où croissent ces voix poétiques.
Cependant, s’il fallait noircir le tableau, je dirais que le lectorat de la poésie contemporaine s’étiole lentement. Car il me semble que notre époque se transforme en âge médiéval ou féodal. Ainsi, la poésie et la littérature exigeante dans son ensemble, deviennent le sujet et l’objet de petits groupes d’intellectuels et de chercheurs qui demeurent des communicants de leur « abbaye ». L’intérêt profond de la poésie se trouve ainsi gardée par quelques mains, quelques yeux, quelques copistes.
Du reste, ces lieux nouveaux où se diffuse le poème, ont eux-mêmes de jolies appellations, souvent situés dans de petites communes aux noms champêtres. Il en est ainsi de Tarabuste à St-Benoît-du-Sault, de larumeur libre à Sainte-Colombe-sur-Gand, du Dé Bleu à Chaillé-sous-les-Ormeaux, des éditions Collodion à Mers-sur-Indre, Arfuyen au Lac noir, Lettres Vives à Castellare di Casinca, du Silence qui roule à Beaugency. La liste n’est pas exhaustive, surtout si l’on ajoute des revues littéraires comme L’Hôte, que je dirige depuis Saint-Junien, ARPA depuis Clermont-Ferrand, Friches depuis Saint-Yrieix-la-Perche, etc., sachant que la liste augmente d’année en année. Il faudrait aussi évoquer le travail des revues en ligne (et peut-être des éditeurs sur le web), qui amènent également une fragmentation des moments d’écoute, des sérendipités, des aléas de l’intérêt pour tel ou tel auteur. Ce qui renforce mon idée de nouvel âge médiéval. Je crois du reste que certains chercheurs ont ici évoqué la question que posent les nouvelles technologies de l’information.
De là se ramifient les propositions éditoriales, lesquelles, souvent et de préférence, trouvent des relais dans des maisons d’édition plus confidentielles. Le tissu des éditeurs varie en au moins trois grandes tendances : les éditeurs qui suivent sur de longues années un poète pour sa valeur à venir ; des maisons qui s’appuient sur un slogan et qui organisent une cohérence dans leurs productions ; et d’autres éditeurs, souvent de petites dimensions, qui produisent parfois trois livres par an, et qui sélectionnent donc des artistes proches de l’expression de la tendance défendue par ces maisons. Les catégories que je cite ne sont pas closes et peuvent se mêler dans leurs choix, se rassembler.
Bien heureusement, la poésie se produit, outre dans les galeries d’art et les musées, sur les scènes nationales, celles des maisons de la poésie, parfois dans les établissements scolaires, les universités, les bibliothèques, et les médias.
Pour finir, je donnerai à lire cet extrait d’un texte de Gabrielle Althen. Cela me permet d’ouvrir une dernière page de réflexion :
Il est sans doute peu de périodes où les formes, les espérances et les désespoirs de la poésie aient été aussi multiples. À chacun donc sa véracité, nécessaire si elle n’est pas mimée.
Ce que je voudrais pour moi, de moi, c’est que le poème dans son mouvement vibre comme une flèche, qu’il transcende les circonstances et ce qu’il en dit, pour tracer l’arc d’une émotion autre, c’est-à-dire spécifique de la poésie elle-même, et distincte des contingences émotionnelles qui sont le fond de l’ordinaire, les transportant sans doute avec soi, comme la flèche fait voler la matière dont elle est constituée. Quant aux deux pôles de son départ et de son arrivée, ils sont peut-être moins assurés que son trajet. À le dire autrement, la poésie me paraît être une cadence apposée au vivre, venue de lui, y retournant, signe et chiffre de liberté, toujours situés entre départ et retombée.
Quant à son rapport à qui nous sommes et à ce que nous deviendrons, je ne peux dire que ceci : nous sommes êtres de langage, cela revient à dire que nous nous dévaluons chaque fois que nous acceptons que notre parole se dévalue, mais que, parfois, nous grandissons quand sa nécessité et son exactitude grandissent. Veiller sur la nature de la poésie, c’est donc, à le dire vite, veiller sur soi et veiller sur nous. Il est impossible de parier pour l’avenir sans égards pour la justesse de la parole. Là se trouve, me semble-t-il, en dehors de toute utilité matérielle manifeste, l’un des fondements de la poésie.
Merci.
Didier Ayres
le 19 février 2022 à l’ENS rue d’Ulm.