Des vessies pour des lanternes
J’avoue avoir été séduite, a priori, par l’idée de découvrir des auteurs peu connus du XVIIIe siècle, qui seraient porteurs de propositions originales dans le domaine des religions, de l’économie et de la société.
Le fait de n’avoir jamais entendu parler de Bordelon, Mouhi, Graffigny ou Melon me mettait en appétit tout autant que ma haute estime pour Marivaux et Potocki, qui font aussi partie des références de l’ouvrage.
Quelle ne fut pas ma déception de constater, dès l’introduction de l’ouvrage, que l’auteur chérissait le style pédant dont voici deux échantillons : “La forme d’expérimentation propre aux enquêtes littéraires est collective vers l’aval, en ce qu’elle situe leur validation dans les effets de résonnance suscités chez celles et ceux qui les lisent“ (p. 17) ; “La redécouverte des altermodernités des Lumières invite à un triple mouvement de pivot pour décentrer nos visions dissensuelles d’un avenir commun“ (p. 23).
Curieusement, Yves Citton vise, en s’exprimant ainsi, un lectorat plus large que l’universitaire, voire le grand public. Or, pour finir son livre, on a besoin d’une forte motivation (qu’il trouvera du côté de ses étudiants, peut-être) ou d’un souci non moins fort de la déontologie (on ne critique pas un volume sans l’avoir lu).
Hélas, il n’y a pas que la pédanterie qui fait de cette lecture une vraie corvée : au fil des pages consacrées aux auteurs les moins connus (la plupart du corpus), il s’avère qu’ils ne méritaient pas de l’être, ce dont le spécialiste lui-même s’aperçoit par endroits (las, trop rarement) : “En projetant sur la parade un démasquage des emballements de l’économie marchande, l’interprétation que propose ce chapitre est bien entendu elle-même vouée au ridicule […] Puisque c’est déjà trahir la parade – faite pour être (mal) entendue sur les tréteaux – que de la lire dans sa version imprimée, poussons la trahison jusqu’à revendiquer fièrement le délire interprétatif. Fouillons les poubelles misogynes et classistes de l’histoire littéraire en quête d’un joyau de lucidité, que Gueullette ou Piron apporteraient à leurs spectateurs en grimant le marketing sous le fard grossier d’une économie de merde.“ (sic, p. 183).
La fin de ce passage est révélatrice d’un des défauts majeurs du livre, qui consiste à faire comme si les auteurs du XVIIIe siècle critiquaient des phénomènes qui n’existaient pas encore à leur époque. Quant à la misogynie dont certains d’entre eux seraient coupables, Yves Citton la combat, pour sa part, en utilisant occasionnellement le néologisme “illes“, le pluriel “toutes“ à la place de “tous“ ou “nulle“ à la place de “nul“. “Iel“ est probablement convaincu que cela lui attirera un vaste lectorat féminin.
Selon la même logique, il parle d’ “intégrisme républicain“ (p. 111) et manifeste une vive antipathie pour la laïcité française, forcément colonialiste – à une époque où la France n’a plus de colonies depuis longtemps.
En somme, dans sa mise en valeur d’auteurs majoritairement sans intérêt, sur le plan de “l’enquête“ à leur sujet, comme sur celui de l’écriture et des idées qu’il promeut, ce livre constitue un parangon de l’art de prendre des vessies pour des lanternes.
agathe de lastyns
Yves Citton, Altermodernités des Lumières, Seuil, février 2022, 408 p. – 23,00 €.