“Quand Newland Archer ouvrit la porte de la loge réservée à son cercle, le rideau venait de se lever sur la scène du jardin. (…) s’il avait pu fixer avec le régisseur la minute précise de son arrivée, il n’aurait pu choisir un moment plus propice que celui où la prima donna chantait : « Il m’aime, — il ne m’aime pas, — il m’aime, » en laissant tomber avec les pétales d’une marguerite des notes limpides comme des gouttes de rosée. Naturellement, elle chantait « M’ama, » et non « il m’aime, » puisque une loi immuable et incontestée du monde musical voulait que le texte allemand d’un opéra français, chanté par des artistes suédois, fût traduit en italien, afin d’être plus facilement compris d’un public de langue anglaise. (…) « M’ama, — non m’ama, » chantait la prima donna, et « M’ama ! » dans une explosion finale d’amour triomphant.”
C’est par cet air de la Marguerite de Faust que s’ouvre à New York, en 1870, Le Temps de l’innocence (The Age of Innocence), et l’on pourrait tout aussi bien dire que c’est par cet air italianisé entêtant qu’il se clôt : entre ces deux coups de théâtre opératiques, l’élégant et conservateur Newland Archer verra sa vie et sa cohorte de désillusions défiler.
Car, dès l’air faustien (diabolique donc ?) de la prima donna Mme Wilsson déclamé, Archer, fiancé à la douce et innocente May Welland, aperçoit dans la loge d’en face la sulfureuse comtesse Ellen Olenska, cousine de May et récemment divorcée au grand dam de sa famille clanique et du milieu aristocratique corseté qui la rejettent pour sa liberté et sa sensualité assumées.
Le reste de ce ciselé roman psychologique — et quasi sociologique à nos yeux de nos jours — s’emploie à expliciter en quoi, hommage au devoir conjugal et à sa dignité infrangible, Cupidon ne fait jamais bon ménage avec les conventions imposées et autres préceptes traditionalistes roides de la haute bourgeoisie new-yorkaise de la fin du XIXe siècle.
Prix Pulitzer 1921, Le temps de l’innocence se savoure comme un pâtisserie précieuse sous un plafond doré à l’or fin : rappel d’un temps révolu et d’un Paradis perdu d’avant les mutations des transports et des communications et l’essor de la finance, cette peinture d’un esprit de caste englué dans son immobilisme prend encore plus de valeur un siècle après sa parution.
Entre aliénation sociale programmée et émancipation impossible, l’étude de ces mœurs puritaines et du triangle amoureux Newland — Helen — May que livre ici Edith Wharton, loin d’être surannée ou datée comme on pourrait le craindre, frappe par le sens de la formule et la finesse de plume de l’auteure.
Face à ce chant des espérances déçues ou trompées, sans cesse ajourées, à chaque lecteur de déterminer, au sein de cette galerie fort détaillée de portraits souvent empesés et de moult conversations de salon, quelle « innocence » au juste se trouve dénoncée. Et s’il peut bien exister somme toute quelque chose de tel chez l’individu qu’une identité substantielle, un moi spécifique une fois retiré le vernis déterministe nimbant toute classe sociale.
« M’ama, — non m’ama »
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frederic grolleau
Edith Wharton, Le temps de l’innocence, J’ai lu, janvier 2022, 320 p. — 7,00 €.