Christian Prigent, Les enfances Chino

Le Faust aux copines

S’excluant les écri­vains qui pondent des livres comme le pom­mier pond ses pommes, Prigent nomme créa­teurs ceux qui trans­forment le déses­poir en sagesse. Plus l’auteur se fait “autom­nal” (Nietzsche), plus il regarde la vie d’un peu plus loin afin de sépa­rer, cou­per, cas­ser, inquié­ter, appor­ter la peste, aller au pire. Et Prigent de pré­ci­ser : “C’est insis­tant dans mes textes. Sans doute pour résis­ter à l’euphorie du liant una­nime qui colore bien sou­vent le dis­cours”. L’expérience mélan­co­lique n’est donc en rien au cœur de son évo­ca­tion de l’enfance. Elle repré­sente un défi à l’accablement nos­tal­gique afin de signi­fier une pro­po­si­tion fabu­leuse d’une vic­toire sur le temps. Cette vic­toire est spo­ra­dique, fugace, sans doute déri­soire. Sa seule jus­ti­fi­ca­tion tient au défi de faire tour­ner la tête aux arti­fices rhé­to­riques en créant d’autres figures déca­lées et oppo­sées aux rituels consti­tu­tifs du sens.
Prigent aime, entre autres, éle­ver les mots dit “vides” — conjonc­tions et copules — à la dignité du “nom”. Il fait val­ser les objets ver­baux hau­tains et élé­gants. Il ose les termes dits gros­siers car moins rigides donc plus mou­vants. Ils disent quelque chose du dehors et du dedans mais ne s’identifient entiè­re­ment ni au monde, ni à soi. Pas plus qu’à la vacuité dépres­sive ou à une plé­ni­tude sim­ple­ment for­ma­li­sée. Bref il s’agit de “for­mer la forme ET de main­te­nir la brume cha­toyante de l’informe”.

Dans la suite de Grand Mère Qué­quette, celui qui en son enfance a “tâté de la bar­bouille” et dont les écrits sur les peintres témoignent de l’importance qu’il leur accorde part ici d’un tableau de Goya « Les jeunes ». Ceux-ci tombent du tableau et rentrent via la fic­tion dans l’enfance bre­tonne de l’auteur. Elle fut confite d’inquiétudes sexuelles et de l’énigme de la femme dans une sau­va­ge­rie d’ensemble et ché­rie : “Je n’ai jamais rien écrit qui ne cherche à cer­ner ça : l’inoubliable, punc­tum sen­suel ingué­ris­sable, heu­reu­se­ment inou­bliable, déli­cieu­se­ment ingué­ris­sable” écrit l’auteur. La fron­ta­lité avec le champ social sur­git dans une œuvre qui tra­verse les anciennes par­ti­tions géné­riques : poé­sie, fic­tion, essai. Sur­gissent dans le livre des formes fraîches et des pen­sées rajeu­nies et rap­pellent une forme de mili­tan­tisme poli­tique pré­sents dès les pre­miers textes de l’auteur en publié dans sa revue « TXT » au milieu des années 80.
Les enfances Chino  font bou­ger le cor­pus fic­tion­nel en met­tant en scène une par­tie de tous « ceux qui merdRent » — titre d’un ancien livre de l’auteur.  Et lui en pre­mier. Puisque Chino reste plus qu’un sem­blable : un frère jumeau. Ce double lui per­met de trou­ver l’espace où il s’écrit libre­ment au sein de la sexua­lité nais­sante et livrée dans son mys­tère : “Du sexuel, je ne sais évi­dem­ment rien, sinon que c’est pré­ci­sé­ment ce qu’on ne sait pas” écrit Prigent. D’où la puis­sance de fas­ci­na­tion obs­cène de ces évo­ca­tions. Et l’auteur d’ajouter : “Si j’ai cru ici et là pou­voir dire quelque chose, ce n’est pas sur la ques­tion du sexe ou du sexuel. Mais sur les rai­sons qui font que la lit­té­ra­ture est obsé­dée par le sexe sous toutes ses formes : du lien le plus cour­toi­se­ment éthéré à la por­no­gra­phie la plus bru­tale”. Dans ce roman, il évoque com­ment cha­cun passe  des com­pro­mis naïfs, irrai­son­nés, balour­de­ment exta­tiques (et sou­vent dou­lou­reux) avec les ruses du désir, la dic­tée du fan­tasme et de l’amour ambi­va­lent que cha­cun voue à son affec­ta­tion qui se trans­forme par­fois en infection.

Pour Prigent, « faire fic­tion » revient à racon­ter cet échouage du sexuel. Il s’éloigne du leurre ou du fan­tasme de fusion. En lit­té­ra­ture, il passe sou­vent par la mise en scène de l’idylle, de l’extase amou­reuse, du rêve d’union des mots et des choses dans l’unisson du sym­bo­lique. « Il n’y a sans doute pas de lit­té­ra­ture sans cette naï­veté » dit l’auteur. Mais pour lui il n’existe pas de grande lit­té­ra­ture sans sa mise à dis­tance cruelle. De là sur­git la ques­tion des “ genres ”. C’est à leur retour­ne­ment auquel ont pro­cédé tous les grands comiques phy­siques (Rabe­lais, Sha­kes­peare, Céline), méta­phy­siques ( Beckett, Nova­rina) ou pata­phy­siques (Jarry) et Prigent lui-même. Comme pour eux — et  Les enfances Chino le prouvent — la lit­té­ra­ture n’est plus « gym­nas­ti­que­ment clouée sur sa croix de pas­sion de la nomi­na­tion ». Elle s’esclaffe, se bour­soufle, bur­lesque et vol­ca­nique.
L’auteur prouve com­ment la vio­lence émerge du chaos : “C’est dans l’ordre du désordre que ça machine savam­ment dans le dos des ordres socia­li­sés ». C’est pour­quoi il remet en route dans son roman la machi­na­tion du désac­cordé, la scan­sion éner­gu­mène, la liberté du délié et l’ouverture pri­mi­tive à la jouis­sance. Il existe un peu d’effroi devant la puis­sance de perte que cela sup­pose. C’est tout ce qu’on connaît à la fois de la vie quand elle ne veut rien savoir et de l’homme lorsqu’il est ce roseau pen­chant du mau­vais côté.

jean-paul gavard-perret

Chris­tian Prigent, Les enfances Chino, P.O.L. édi­teur, Paris, 2013, 576  p. — 23euros.

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