Gustave Flaubert, Œuvres complètes, tome IV

 Une édi­tion magistrale ! 

Ce qua­trième tome des Œuvres com­plètes suit la logique de la pré­sen­ta­tion chro­no­lo­gique : les textes sont accom­pa­gnés lorsqu’il le faut d’« appen­dices » ras­sem­blant les élé­ments sur leur genèse et leur récep­tion. Il regroupe les pro­duc­tions des divers genres lit­té­raires (féé­rie, roman, théâtre, cri­tique lit­té­raire), aux­quels Flau­bert a tra­vaillé des années 1863 à 1874, de la fin du Second Empire au début de la IIIe Répu­blique, années poli­tiques dont son œuvre porte la trace : auteur reconnu et fêté sous Napo­léon III, il déve­loppe au fur et à mesure ses ami­tiés avec des répu­bli­cains, qui l’emporteront après 1871.

Même si on le sait peu, Flau­bert s’est beau­coup inté­ressé au théâtre, dans les genres de la comé­die, de la farce et de la féé­rie. Son engoue­ment pour ce genre, perçu comme popu­laire et pur diver­tis­se­ment, étonne jusqu’à son ami Du Camp. Gus­tave en a lu de très nom­breuses dans les années soixante, les assor­tis­sant sou­vent de com­men­taires peu flat­teurs.
Ce sont des pièces qui obéissent à un code iden­tique : « la quête amou­reuse consti­tuait le fond de l’intrigue ; le pro­logue […] syn­thé­ti­sait l’ensemble des élé­ments nar­ra­tifs requis pour com­prendre la fable : une situa­tion dra­ma­tique qui, pour être réso­lue, néces­site le départ d’un ou de plu­sieurs héros ; les épi­sodes de la quête s’étalaient en ‘tableaux’ […] ; une fois exploi­tées toutes les res­sources scé­niques que pou­vait offrir la situa­tion dra­ma­tique ini­tiale, les auteurs déclen­chaient la scène d’apothéose qui, met­tant inopi­né­ment fin aux conflits, ter­mi­nait la repré­sen­ta­tion par les cou­tu­miers feux de Ben­gale célé­brant la vic­toire de l’amour sur la tyran­nie » (R. Mar­tin, « notice », p. 1002).

Le genre, sous-tendu par une esthé­tique de l’hypertrophie, connaî­tra même une ten­dance paro­dique, puisqu’on pas­sera en moyenne d’une quin­zaine de tableaux à plus de trente-cinq.
Ce qui inté­resse Flau­bert, c’est le pou­voir évo­ca­teur des mots sur lequel se fonde la féé­rie, qui s’affranchit tota­le­ment des contraintes de mimè­sis et de vrai­sem­blance : elle per­met à l’auteur d’approfondir le thème du rap­port entre les mots, la chose et le réel ; le lieu com­mun devenu image lui per­met de créer ces « mondes réels ».

Le Châ­teau des cœurs n’est pas une féé­rie gra­tuite : c’est la satire poli­tique et sociale qui en consti­tue l’objectif prin­ci­pal. Dif­fi­cile à repré­sen­ter car dif­fi­cile à adap­ter ou à cou­per pour de petites scènes, et vic­time col­la­té­rale de la dis­pa­ri­tion des théâtres du bou­le­vard du Temple due aux tra­vaux de Haus­mann, la pièce sera refu­sée tour à tour par trois théâtres vou­lant la pré­sen­ter, et fina­le­ment publiée en 1880 dans La Vie moderne.
Son argu­ment est assez simple : Paul de Dam­vil­liers, jeune aris­to­crate désar­genté, découvre l’amour et ses affres auprès de Jeanne, une jeune pay­sanne. La force et la pureté de cet amour leur per­mettent de déli­vrer, avec l’aide de fées, les cœurs des hommes : après les avoir volés et leur avoir sub­sti­tué des machines, des gnomes les avaient enfer­més dans un château.

Le Can­di­dat : mal­gré son échec sur les planches (retrait après quatre repré­sen­ta­tions, en mars 1874), cette pièce fait la cri­tique des mœurs du temps. M. Rous­se­lin, ban­quier retraité, est can­di­dat à la dépu­ta­tion contre le comte de Bou­vi­gny et Murel, un ingé­nieur sans argent qui dirige une fila­ture. Or ces deux der­niers sont inté­res­sés à obte­nir la main de Mlle Louise Rous­se­lin : le comte pour son fils Oné­sime (contre l’avis de ses pay­sans), l’industriel pour lui-même, contre l’avis de ses ouvriers. Mais les deux visent en fait la for­tune de Rous­se­lin, bien plus que la dépu­ta­tion.
Le per­son­nel dra­ma­tique se com­plète de Gru­chet, un usu­rier inté­ressé par l’argent, et de Julien Duprat, un jeune jour­na­liste pauvre, et roman­tique attardé. Rous­se­lin lui, est un oppor­tu­niste avant l’heure, prêt à dire et à pro­mettre à peu près tout ce que l’on veut pourvu qu’il soit choisi comme candidat.

Le Sexe faible : c’est d’abord Louis Bouil­het qui conçoit en sep­tembre 1864 un pro­jet de comé­die ou les sté­réo­types seraient ren­ver­sés : les hommes seraient le sexe faible. En 1869, Flau­bert retrouve le scé­na­rio après le décès de son ami et décide, selon son expres­sion, de « reca­ler » la pièce. Il aura du mal à la faire jouer : d’abord concur­ren­cée par Le Can­di­dat, qui sera un échec, fina­le­ment reti­rée bien qu’alors en répé­ti­tion, l’auteur la trou­vant « trop mal jouée ».
D’autres théâtres l’auraient accep­tée, à condi­tion de lourds chan­ge­ments : cepen­dant, ce qu’avaient appré­cié les uns était cri­ti­qué par les autres direc­teurs de théâtre, ce qui lais­sait Flau­bert mi-amusé, mi-déçu.

L’Éducation sen­ti­men­tale (ver­sion de 1869)
En 1843–1845, Flau­bert a déjà rédigé un roman inti­tulé L’Éducation sen­ti­men­tale, sou­vent dési­gné comme la « pre­mière », mais qui n’entretient pas de rap­port direct avec le roman qui paraît en 1869, et dont les tra­vaux et le texte figurent dans le tome I. La récente ins­crip­tion du roman au pro­gramme des Agré­ga­tions de Lettres a per­mis à la cri­tique de s’interroger à nou­veau sur cette œuvre, et l’introduction, les notes et remarques portent la trace des der­niers apports de la recherche.
L’introduction, les notes et remarques sont magis­trales, pré­sen­tant tour à tour les pre­miers scé­na­rios, les plans et résu­més, les fiches des per­son­nages secon­daires, la chro­no­lo­gie des évé­ne­ments poli­tiques éta­blie par Flau­bert, les scé­na­rios des cha­pitres his­to­riques de la Troi­sième par­tie, des brouillons, des réflexions sur le vague des pas­sions, sur l’amour roman­tique, les lettres de M. du Camp sur juin 1848 et la récep­tion cri­tique et amicale.

La cri­tique lit­té­raire est encore moins connue que le théâtre chez Flau­bert. Certes, ses lettres sont célèbres ; mais la fonc­tion sup­pose de choi­sir un angle de vue. Hési­tant entre le besoin de réflé­chir sur l’art et l’impératif d’impersonnalité qu’il s’impose, l’auteur n’a signé qu’un seul texte, la pré­face aux Der­nières chan­sons de L. Bouil­het, qui n’est pas qu’un texte de cir­cons­tance, mais un réel essai se démar­quant en par­ti­cu­lier de la cri­tique qu’il appelle dans sa cor­res­pon­dance « l’école Taine – Sainte-Beuve ».

« L’Atelier de Flau­bert », placé après les textes prin­ci­paux, regroupe inache­vés, esquisses et scé­na­rios. Deux œuvres comiques dont l’auteur n’a pas sou­haité la publi­ca­tion se trouvent aussi dans ce volume : La Queue de la poire de la boule de Mon­sei­gneur (une farce anti­clé­ri­cale, écrite en col­la­bo­ra­tion avec L. Bouil­het), et Vie et tra­vaux du R.P. Cru­chard par l’abbé Pru­neau, une fic­tion potache. Des scé­na­rios pour d’autres féé­ries et d’autres textes mineurs viennent com­plé­ter le volume.

L’ouvrage pro­pose éga­le­ment en tête une chro­no­lo­gie (cor­res­pon­dant à la tomai­son des œuvres com­plètes).
C’est une édi­tion magis­trale, atten­due, et qui com­blera d’aise tout lec­teur de Flaubert !

yann-loic andré

Gus­tave Flau­bert, Œuvres com­plètes, tome IV, sous la direc­tion de Gisèle Ségin­ger, avec la col­la­bo­ra­tion de Phi­lippe Dufour & Roxane Mar­tin, Paris, Gal­li­mard, « Biblio­thèque de la Pléiade », 2021, 1 344 p. — 68,00 €.

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