« Tombeaux »
En juillet 1990, Jean-Luc Lagarce achève à Berlin sa pièce Juste la fin du monde qui sera créée sur scène, après sa mort survenue en 1995, au théâtre Vidy à Lausanne. Lagarce avait 38 ans. D’aucuns pourraient considérer cette œuvre comme une œuvre testamentaire, prémonitoire puisque le personnage de Louis, âgé de 34 ans comme le précise la liste des personnages, décide « de « retourner les voir » (sa mère, son frère, et sa femme ainsi que sa jeune sœur), « revenir sur ses pas, aller sur ses traces et faire le voyage, pour annoncer, lentement, avec soin. » sa « mort prochaine et irrémédiable » (cf. le prologue).
Chronique d’une mort annoncée qui n’aura pas lieu. Un bref retour au pays lointain et un départ définitif.
En 2016, la pièce est adaptée au cinéma par le québécois Xavier Dolan. Le texte, les dialogues sont à la fois des emprunts importants à la pièce elle-même mais aussi des ajouts, des modifications nombreux par rapport à l’oeuvre de départ. Dolan en quelque sorte transplante, comme un chirurgien le fait avec un organe étranger, sa création dans un autre corps ; ici ce corps est, celui de l’écriture dramatique.
A ce titre, le monologue en voix off de la bande-annonce détourne, contourne le prologue littéraire qui se fonde sur une ambiguïté temporelle : plus tard, l’année d’après j’allais mourir. Le film explique que Louis n’est pas revenu chez lui depuis douze ans.
Dolan donne à Louis l’identité de Lagarce puisqu’il est auteur de théâtre. Ce que Lagarce ne faisait pas. Louis, c’ était peut-être lui, malade du sida, condamné à mourir mais c’était aussi n’importe qui. Quant aux cinq personnages du film, ils sont dans un état de tension permanente : les insultes et le langage familier s’imposent souvent entre eux à l’exception de Louis justement et de sa belle-soeur, Catherine. La maison de la mère, qui deviendra Martine dans le film, prend forme visuellement : un pavillon banal d’une petite ville canadienne avec sa terrasse.
Le découpage scénique initial sans lieu défini par Lagarce s’inscrit dans une geste « réaliste » : dialogue en voiture entre les deux frères ou celui de Louis et de Suzanne dans la chambre de cette dernière. Dolan choisit d’insérer des images de cette histoire familiale sur le mode de la sensualité et de ses couleurs : plan sur les mets de l’apéritif, couleurs du maquillage outrancier de la mère, sueur sur les peaux parce que c’est un dimanche d’été orageux, qui sert de cadre à l’unité d’action et de temps.
Revoir aujourd’hui ce film, revenir aussi au texte de Lagarce prennent un sens tout particulier parce que l’acteur qui devint le Louis du film est mort, si j’ose l’écrire, à son tour. Gaspard Ulliel a perdu la vie sur une piste bleue de ski, en Savoie comme si le bleuté du fard à paupières, le vernis à ongles de Nathalie Baye, la couleur de sa chemise dans le film s’accordaient poétiquement à cet itinéraire tracé dans la neige si blanche et ensoleillée de janvier.
On ne peut s’empêcher alors de confondre, superposer cette dernière image solaire du film, sur le seuil de la maison canadienne, la casquette visée sur le crâne à celle imaginaire de l’acteur tombé dans le coma après qu’il est entré en collision avec un autre skieur. Un effacement du monde, un ralenti et flou de cinéma. Le petit oiseau mourant sur le tapis de l’entrée.
Gaspard mort à 37 ans, Louis à 34 et Jean-Luc à 38. Jeunesse brisée et pourtant éternelle.
Alors, revoir le visage en face caméra de Gaspard Ulliel, souvent de profil entre ombre et lumière. Ses yeux bleus si mélancoliques, et les larmes parfois au bord des cils, son beau sourire timide, sa cicatrice fossette de la joue gauche, le grain de sa peau, ses cheveux courts collés sur sa peau. Et tous ses silences.
Maintenant savoir que tout cela n’existera plus qu’au cinéma. Une oraison, un hommage, un tombeau pour eux trois, Louis, Jean-Luc et Gaspard.
marie du crest
Juste la fin du monde,
- Jean-Luc Lagarce, Les Solitaires intempestifs, 2007 — 7, 50 €,
– Xavier Dolan, 2016, Grand Prix du Festival de Cannes, DVD MK2 éditions.