Jean-Jacques Schuhl, Les apparitions

Bords et débords de la littérature

Les livres de Jean-Jacques Schuhl sont rares. Mais ils ont tou­jours quelque chose de neuf à dire et à mon­trer. Celui-ci ne déroge pas à cette règle : bien au contraire.
L’auteur, s’il reste un ico­no­claste ici, ne peut plus rire de tout. Et ce n’est plus son dan­dysme qui lui per­met de fran­chir une fron­tière, de chan­ger de corps : “Un soir de novembre 2020, dans une petite ville bal­néaire au bord de l’Océan où j’étais venu pas­ser quelques jours pour finir d’écrire un auto­por­trait, j’ai été vic­time d’une vio­lente hémor­ra­gie interne entraî­nant une perte d’oxygène dans le cer­veau. On m’a emmené en urgence dans un hôpi­tal, en haut d’une col­line, qui me rap­pe­lait quelque chose…”

Ses cer­ti­tudes se voient inter­pel­lée en ce qui a a entraîné des pos­si­bi­li­tés d’angoisse. Mais pas seule­ment. Dans un état d’hypnose entre veille et som­meil et dans la proxi­mité de la mort, l’auteur per­çoit d’étranges et brèves scènes.
Tout un théâtre en séquences sur­git en “Des blocs de réa­lité auto­nomes, étran­gers à moi mais dont je fai­sais par­tie”. Ils sont par­fai­te­ment construits quoique échap­pant à la maî­trise de celui qui les subit de son propre intérieur.

Ces pans de réa­lité sont sou­vent mena­çants et sau­vages sous l’aspect bien pré­sents de reflets de notre temps.
Reste à savoir le mys­tère de leur création.

Le livre est donc une nou­velle expé­rience des bords et débords de la lit­té­ra­ture. Car c’est à tra­vers un cer­tain vide et le silence que tout se fomente. Et l’auteur essaie de faire tenir cet ensemble en refu­sant tout pot-pourri ou flou poé­tique.
Il s’en tient au fil de la nar­ra­tion pour mettre en relief ces images men­tales obsé­dantes et qui lui échappent.

Ici, les fan­tasmes (mais faut-il les appe­ler ainsi ?) sont aussi vrais que la réa­lité. Et cet état acci­den­tel conforte Schuhl dans une de ses quêtes essen­tielles :  “J’essaie de plus en plus d’écrire sans savoir la part de fan­tasme et celle du réel”.
L’accident les fait se rejoindre. Les visions sont recréées par l’écriture, la com­po­si­tion. Elles donnent à l’ensemble une flui­dité par­ti­cu­lière presque supré­ma­tiste ou cubiste.

Le flux hyp­no­tique s’accommode donc du mon­tage qui en devient la cli­nique. Se crée ainsi  — entre conscient et incons­cient, flux et bar­rage — un nou­veau coup à jouer pour l’auteur. Il s’en serait passé  mais, néces­sité fai­sant loi, il en tire une sorte d’”oasis d’horreur dans un désert d’ennui.” (Bau­de­laire).
D’une réa­lité sou­dain plus que gênante et qui l’a fait décol­ler de la rai­son et d’une forme luci­dité, l’auteur est contraint à pas­ser à un cinéma qui vient de l’intérieur.

L’ima­gi­naire trouve là une nou­velle assise, il devient même ce qu’il n’est pas géné­ra­le­ment : une contrainte plus qu’une liberté.
C’est aussi pour Schuhl une manière de pro­gres­ser dans une figure de roman qui est aussi le réel.

jean-paul gavard-perret

Jean-Jacques Schuhl, Les appa­ri­tions, Gal­li­mard, collec­tion L’Infini, 2022, 96 p.

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Filed under Chapeau bas, Romans

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